jeudi 19 octobre 2023

 L’Affaire Bissi : Il y a mieux que la neige de Daté Atavito BARNABE-AKAYI

 Anicet Fyoton MEGNIGBETO

 


UNE SATIRE SOCIORELIGIEUSE ET POLITIQUE POUR UNE AFRIQUE EMANCIPEE

Si le public littéraire béninois découvre Daté Atavito Barnabé Akayi en 2010 avec le théâtre, le recueil de pièces Amour en infraction suivi des confessions du PR (Plumes Soleil, Cotonou 2010), les premiers véritables écrits de l’auteur destinés à publication datent des années précédentes, en témoignent la date du dépôt légal du recueil L’Affaire Bissi : Il y a mieux que la neige…, mentionnée par l’éditeur Ruisseau d’Afrique : 2009. C’est que Daté Atavito Barnabé Akayi, est longtemps resté dans le silence de ses écrits, notamment des poèmes, contrairement à la mode aujourd’hui où fleurissent des écrivains qui proclament, « inspirations divines », à l’appui, leur héritage atavique de l’écriture et qui, non loin de mûrir leur texte, les mettent sur le marché tels des galettes sur les étalages de Dantopka. 

Ce constat préliminaire, loin d’être anodin, fonctionne comme une mise en garde de ma présentation du recueil de nouvelles L’Affaire Bissi : Il y a mieux que la neige… La richesse de l’ouvrage est incommensurable et ce n’est pas de l’Euphémisme. En effet, une étude basée sur l’isotopie et l’isosémie narratives de chaque nouvelle révèle une littérarité indéniable des textes. Mieux, alors que le recueil compte cinq nouvelles, on eût pu lire cinq romans. La barrière entre les caractéristiques de la nouvelle et du roman est très mince, on le sait. Outre le caractère actuel des faits et la longueur des textes, les longues digressions, les autres caractéristiques se rejoignent. Jouant sur la police et le format, tout éditeur véreux aurait pu faire de chacune des nouvelles, un roman.

L’affaire Bissi : Il y a mieux que la neige… ce sont cinq récits de grandes factures avec plusieurs similitudes thématiques ou stylistiques que nous nous emploierons à découvrir. Il est évident que nous ne saurons avoir la prétention de tout couvrir l’espace de cette fin d’après-midi.

On entre dans chacune des nouvelles comme on entre dans un couvent, dans un labyrinthe où la réalité ne se découvre que dans des énigmes et dans des jeux narratifs (fonctionnement par analepse ou par micro récits) très peu faciles d’accès. Mais la curiosité du candidat à l’initiation fait concentrer l’attention sur le texte. C’est que tous les détails comptent. De Kèmi, à Tobi en passant dans l’ordre de passage par Funmi, Kadara et Bissi, les héroïnes des nouvelles plongent le narrataire dans des récits homodiégétiques pour la, plupart palpitantes, dont la finalité fait découvrir une Afrique d’une richesse immatérielle et matérielle immense, mais que ses fils, gangrénés par des maux immondes, travaillent au quotidien à plonger dans la gadoue. Le sous-titre de l’ouvrage témoigne du reste, de la volonté de l’auteur de mettre en lumière ces points d’ombre que la propagande occidentale tente de noyer.

Cette étude basée sur une analyse de contenu se structure en trois étapes où à l’étude thématique, vont succéder l’étude spatio-temporelle et l’étude stylistique.

 

I-             Etude thématique

 

1-    « La neige et le mieux » ou une satire socioreligieuse

L’image de la neige a été employée dans la littérature béninoise, déjà en 1986 par Gisèle Hountondji avec Une citronnelle dans la neige et en 1993 par Moudjib Djinadou dans Mais que font les dieux de la neige ? Chaque fois il s’agit de la même et unique réalité, l’Occident. Gisèle Hountondji dont le personnage autobiographique est allé à Paris et a découvert comme Ken Bugul une civilisation décadente contrairement à ses attentes. Moudjib Djinadou restera dans la même déception quand dans un humour véritable de renversement colonial, le roi d’Abomey envoya ses légats constater que les peuples de la neige vivaient dans un attardement et méritaient « qu’on s’occupât d’eux » et décida comme à la Conférence de Berlin que chaque royaume maque son territoire dès son arrivée.

Cette verve de réalités africaines meilleures à celle moderne jalonne les nouvelles du recueil et tous les détails concourent à le démontrer.

Sur le plan sanitaire. Les cinq héroïnes, curieusement souffrent d’un mal. Maladie physique ou mentale. Kèmi, d’une aphasie et d’une amnésie au réveil d’un long coma. Fumni possédée par l’esprit de la vipère ». Kadara souffre psychologiquement de l’absence de son père et d’une infécondité évidente. Bissi d’une série de maux liés non seulement à la perte de Rissi, mais surtout à son début de grossesse. Tobi, habitée par l’esprit du serpent, souffre de violents troubles de vision liés à diverses situations qu’elle a créées elle-même mais surtout à son saphisme rejeté par la société.

Le constat est global et avéré dans chacune des situations. Aucun traitement moderne n’a pu remédier aux maux. Au contraire, le médecin du service universitaire a fait deux injections à Kèmi. Toutes les injections l’ont conduite, chaque dans un coma plus profond. Aussi lorsque Kadara, entreprit de subir les traitements modernes, issus de la science moderne qu’elle-même pratique étant gynécologue, aucun remède fiable n’a été trouvé pour solutionner son infécondité. Pour Bissi, les parents intellectuels ont fait venir une psychologue, l’hôpital de traitement de la pneumonie d’Akpakpa a même été consulté, une série d’analysea a été faite avec des conclusions négatives. Enfin, ni Funmi, ni Tobi n’ont daigné consulté un médecin moderne vu la délicatesse des maux dont elles souffrent.

C’est Baba Alase qui, grâce à ses cérémonies propitiatoires organisés nuitamment au cœur de la forêt au cours de laquelle il a substitué la langue malade de Kèmi à celle d’un coq sacrifié, a pu faire reparler l’amie de Fari, habitée par l’esprit de la nuit, après les sept jours qu’il a laissé à la médecine moderne pour faire ses preuves.  

Kadara a pu concevoir grâce, non seulement à l’esprit protecteur de son berger de père qu’elle a été rencontrer sans le savoir à Apapa (Lagos) et à la bougie que celui-ci lui a remis. L’accouchement s’est fait dans les mêmes conditions où après onze heures de travail et que des collègues de son mari avait regretté de ne pas l’avoir envoyé dans des hôpitaux occidentaux, c’est quand elle a touché la bougie que la délivrance a eu lieu : « Elle n’eut pas plus tôt saisi la cire qu’elle devint mère » p. 80. Il en a été de même de la mère de Tobi, qui tomba enceinte grâce aux plantes et aux herbes avec lesquelles, Djahu lui a apprêté un traitement.   

C’est grâce à la cérémonie nocturne que le devancier désigné par l’oncle berger de Tobi a pu pratiquer le « Kudio », le rite de substitution de mort où les ondes négatives de Tobi ont été transférées dans un bananier, qui chargé, tomba de lui-même comme un bois mort.

On le constate, la médecine moderne a montré ses limites dans tous les récits. Dans une situation cocasse, c’est un Blanc que le père de Kadara a guéri d’une maladie étrange. Son ami a tôt fait ainsi de recadrer Kadara en ces termes : « Lorsque les grands médecins qui ont ruiné le pays à étudier ailleurs échouent dans leur mission, c’est ici qu’ils viennent s’agenouiller comme l’enfant prodigue suppliant son père pour la rémission de ses péchés. Nous guérissons tout, maladies sociales, maladies économiques, maladies politiques et maladies humaines » p.68

Ainsi, concluons-nous que la neige n’est pas la solution et que le mieux indiqué, c’est la richesse de l’Afrique qu’il n’a pas à acheter, qu’il n’a pas à dépenser des fortunes pour avoir et qui est sans effets secondaires néfastes. Il a été démontré dans tous les récits que pour toutes ces guérisons, les patientes n’ont jamais dépensé leur argent, non pas qu’elles soient pauvres, mais que les médecins traditionnels consultés refusassent de prendre quoi que ce fut pour opérer les miracles. Baba Alase, Baba Ketu, les différents bergers ont libéré ainsi leur science sans contrepartie financière. Le seul qui a osé faire un revirement cupide, Djahu, le père de Tobi a connu un sort terrible : rejet de la société et mort sans assistance.

Ce qui est à noter à la suite de cette suprématie de la médecine traditionnelle sur celle moderne est sa méthode scientifique immuable. Baba Ketu, personnage de la nouvelle « Kadara ou l’exilé spirituel l’a si bien martelé » a affirmé : « Tout s’accomplit avant de se réaliser dans ce monde que tu vois avec tes yeux. » p. 69. En effet, dans Traité de bioéthique (2010), pages 135 à 157, Didier Ouédraogo en évoquant l’approche philosophique de la maladie en Afrique noire a indiqué clairement que : « L’approche de la maladie dans l’actuelle Afrique noire ne peut être pensable sans le recours de ce qui constitue le fondement du sujet africain »

Daté Atavito Barnabé Akayi a pris conscience de ce sujet africain si bien qu’il conduit toutes les trames narratives vers ce passage obligatoires. L’on comprend ainsi aisément que c’est grâce à la consultation du Fa que les cérémonies appropriées ont pu être exécutées par Baba Alase. C’est le fa qui lui a révélé tout de Kèmi, de l’esprit de nuit qui la protège au signe Lete Ledji sous lequel elle est née. C’est grâce au Fa qu’il a su que l’esprit du père mort de Kèmi est toujours là pour la protéger et que ce n’est que grâce à lui qu’elle n’est pas encore passée de vie à trépas. Et, justement à propos de la tradition, le narrateur a su cacher quelques secrets oniriques que seuls les avertis peuvent déceler. En effet, déjà l’incipit de la nouvelle révèle plusieurs informations hermétiques et oniriques. Ce coma cauchemardesque évoque de gros poissons nageant dolemment dans le ciel : « Les poissons reprirent leur tonus et comme un seul être, gravitèrent non loin de ma partie pubienne » p. 20.

Pour Simone Berno dans Le pouvoir magique des rêves, :

« Les poissons symbolisent l’arrivée de choses positives dans notre existence, comme la venue d’un enfant désiré ou la résolution d’un problème. Les poissons sont symbole de fécondité, aussi bien dans un domaine concret que dans un domaine lié à l’esprit.

Les poissons font figure de guide, ils amènent le rêveur ou la rêveuse vers des chemins propices à leur réalisation personnelle. »

Cette tentative d’interprétation propose au narrataire une clé de compréhension du récit. Le soleil qui luit au zénith en plein harmatan, l’averse qui se déverse et la présence des poissons dans le ciel sont des signes qui montrent que l’univers de l’individu rêveur est tourmenté par des évènements d’un anachronisme patent, mais qu’en réalité, la présence des poissons annonce des lendemains meilleurs et prometteurs. Cette analyse sera confortée par d’autres faits oniriques. La vison d’un chien rassurant dont elle va tomber presque amoureuse et qui veille sur elle et la vue d’un documentaire de chiens à la télé. En réalité, le chien dans l’univers onirique est signe de protection et quand Baba Alase révèle que son père veille sur elle, c’est que ce chien « Saignant » qu’elle a vu n’était personne d’autre que son géniteur mort qui la protège depuis l’au-delà. C’est pour cela que l’on comprend l’humour presque exagéré qu’emploie le narrateur pour indiquer, dans une longue énumération l’armement de prière étalé par sa mère autour d’elle pour le combat spirituel : « A la voir prier, on eût dit qu’elle connaissait toute la famille entière de Dieu. Il y avait non loin d’elle, tout l’arsenal pour invoquer et implorer le Père Céleste : crucifix, bénitier, encens, chandelier, Bible, livre de prières, cantiques… » p. 24

Il en est de même des grands parents de Funmi qui ont payé cher leur inconduite vis-à-vis des recommandations du Fa en pays yorouba au Nigeria. Leur désobéissance dans cette union proscrite a créé leur mort successive, la mère dès la naissance et le père sept jours après, les tuteurs sept ans après, elle-même le jour de ses quarante-deux ans, alors que l’homme à lui prédestiné et qu’elle a identifié grâce aux dernières consultations fêtait la moitié de son âge, 21 ans et que le député Anselme AKPATA qui n’était pas celui choisi par l’esprit de vipère qui l’habite mourrait aussi.

Dans la même verve, Fassi a démontré véritablement le pouvoir de Fa, ceci à maintes reprises. Déjà avec une incursion invisible dans cette salle de réunion du conseil consultatif où l’assistance ne l’a vu que quand est venu le moment de prendre la parole. Ensuite son pouvoir de détection du coupable avec une certitude et une aisance déconcertantes. En réalité quand elle a menacé le ou les coupables de se dévoiler au bout de sept jours, presque personne ne l’avait prise au sérieux jusqu’au moment où dans une simple calebasse d’eau, la petite vierge de dix-sept ans commence à dévoiler les véritables mises en cause. Mr Pavou, le pervers malhonnête, repris de justice, coupable de faux et usage de faux déjà sur son identité a dû avouer sa part de responsabilité dans le meurtre de Rissi et la grossesse de Bissi alors que de connivence avec le directeur, il était prêt à plonger son jeune collègue Chabi. Cet aveu, même s’il l’a conduit à la vindicte populaire et à une arrestation par la police, lui a sauvé la vie. Et pour s’être montré intransigeant, en taisant sa responsabilité et son crime, le Directeur qui n’est rien d’autre que le souteneur en question, le proxénète en chef, le meurtrier de Rissi est passé de vie à trépas simplement. Et l’on le comprend, après l’orchestration de toute cette comédie, après la tentative d’expédier l’affaire Bissi et de se donner bonne conscience, il lui était presque impossible d’avouer publiquement son crime. Anatole Coyssi a titré l’un de ses ouvrages, « La honte est plus meurtrière que le couteau ». En réalité s’il savait que chercher à connaître l’auteur de la grossesse de Bissi conduirait indirectement au meurtre de Rissi, il n’allait pas convoquer la réunion. Il n’allait pas non plus impliquer Fassi. Celle-ci était invitée par ses soins pour connaitre non le meurtrier mais l’auteur de la grossesse. Enfin, les prouesses de la science infuse de Fassi sont réelles aussi dans sa capacité à tenter d’arrêter la saignée dans la famille des jumelles, victime d’une affaire domaniale à Abomey-Calavi. C’est cette prédiction de ne jamais séparer les jumelles qui leur a sauvé la vie jusqu’aux malheureux événements.

Du Fa, il en été aussi question dans les deux nouvelles qui ont convoqué des bergers de l’église du christianisme Céleste, presque identiques. Autant le père de Kadara est un homme âgé, autant l’oncle de Tobi est centenaire. Les points communs s’accentuent surtout autour de leur connaissance parfaite de la tradition africaine, et la combinaison qu’ils réussissent avec la tradition judéo-chrétienne.

C’est dire que malgré le titre qui déclare la suprématie de la tradition sur la modernité, il y a des indices de narration qui ne restent pas forcément dans la logique de rejet de l’autre, mais de l’osmose puisque pour le personnage Djahu, en réalité « ses ancêtres avaient inventé l’internet, la téléphonie, la vidéophonie et cie avant les Blancs » p.128.

C’est dire que Dieu et la culture ne sont pas éléments qui devraient diviser les hommes : « Dieu est tout comme la race humaine est une » peut-on lire à la p.85.

Mais autant la religion africaine est encensée avec ses tares parfois avec le personnage Djahu qui a dévié en adorant l’argent- « l’argent est un Dieu qui dans l’homme avale l’homme » p, 131, autant la vision politique de l’Afrique transparaît à travers les récits.

 

2-    La satire politique : sauver l’Afrique de ses fils pourfendeurs   

 L’Afrique est ce continent doté d’une immense richesse qui reçoit divers traitements dans les récits à travers la gouvernance que propose ses fils. C’est que dans le même temps que certains auteurs indexent l’Occident comme la racine des maux qui minent la société africaine, d’autres comme Daté Atavito Barnabé-Akayi attaquent le mal à la racine : les acteurs politiques africains. D’une manière ou d’une autre, toutes les nouvelles ont évoqué la politique qu’elle soit africaine ou béninoise.

Plusieurs indices montrent que les différents narrateurs dans un réalisme patent n’évoquent que le Bénin. Outre l’onomastique très indicative et le nom Bénin ou Dahomey qui apparait, c’est de la politique béninoise qu’il est question. A commencer par le régime en place au temps de l’écriture qui se détecte dans le temps du récit. En effet, le régime du Président Boni Yayi a eu une place prépondérante dans le recueil. Tantôt encenseur, tantôt très critique, les narrateurs ont peint des réalités politiques béninoises aisément décelables. 

Le Président MIgbè Afou Migbè qui, dans « Kèmi ou l’amnésie d’une bière » a instauré le service militaire et qui a proclamé la gratuité de la césarienne dans « Kadara et l’exilé spirituel » la confusion de la chose politique et la théocratie, c’est lui. C’est toujours de lui qu’il est question dans « L’affaire Bissi » quand le narrateur évoque dans l’incipit les fauteuils en cuir envoyés par les bergers politiques qui ont perdu les dernières campagnes municipales. Il plait ici de s’attarder sur ces gestes qui sonnent comme désespérés pendant les campagnes électorales. C’est qu’en réalité, les véritables aspirations du peuple sont occultées en temps normal et dès que les campagnes électorales approchent quelques jeunes cupides comme ceux décrits par Florent Couao-Zotti dans Notre pain de chaque nuit, viennent déblatérer : « Honorable député, vous pouvez dormir les pieds contre le mur. Vous avez une horizontalité dans le plus pro­fond du profond du pays. » Des propos trompeurs à partir desquels des actions sont menées sans contrôle qui ne vont pas forcément vers les destinations escomptées.

C’est dans cette verve critique que s’inscrivent le député Anselme Akpata et le ministre Paul Kpatin. Des hommes politiques, présentés comme des contre modèles de la politique africaine. L’un, auteur de faux et usage de faux, dans le banditisme et l’association de malfaiteurs profitent de sa position pour gruger les peuples en fournissant des produits prohibés et périmés. L’autre, par des manœuvres subversives, arrivent à convaincre le chef de l’Etat qui lui accorde toute sa confiance. Le résultat, des détournements de fonds publics, la corruption et le vice s’installent. Ayant étudié le nucléaire, il a été incapable d’apporter des solutions aux difficultés énergétiques de son pays, bien qu’étant à la tête du ministère de l’électricité. Les deux ont en plus en commun le vice de l’infidélité. Akpata qui cachent ses trois femmes à Funmi et Kpatin qui, fouillant les dessous de la jeune domestique a laissé son fils unique à la merci des flammes de la cire.

A propos de cet enfant, tout concourt à l’interpréter comme ce désir de développer d’une Afrique unie. En témoigne ce rêve de voir l’Afrique réunifier. C’est que l’enfant incarne l’Afrique heureuse tant souhaité avec l’embonpoint et la bonne santé souhaités. Mais les géniteurs qui sont les gouvernants s’inscrivent toujours dans cette ligne d’Axelle Kabou : Et si l’Afrique refusait le développement ? Si non, comment comprendre qu’avec toutes les démarches menées, avec tout les sacrifices consentis, avec tout ce qu’elle a entendu lors des différentes consultations, Kadara puisse abandonner cet enfant, à peine né, pour aller travailler, non pas dans l’hôpital où les collègues anxieux se sont mobilisés pour la délivrer aux frais de l’Etat, mais dans son cabinet privé. L’intérêt personnel passe avant celui du continent, du pays. Dans le même temps où la mère prostituait son métier, le père se prostituait dans la chambre avec la domestique. Chaque parent était à ses affaires privées et personnelles pendant que l’Afrique brûlait sous les flammes de la négligence et du désintérêt.

Cette malhonnêteté se retrouvent chez beaucoup d’autres cadres qui tuent des secteurs comme celui du transport ferroviaire où la réputation légendaire des travailleurs qui se neutralisent mystiquement est évoquée. Ce secteur prometteur est à l’agonie du simple fait du manque de vision des travailleurs qui préfèrent sécuriser leur vie en détruisant celles des autres que de travailler dans l’unité pour un développement commun.

L’autre secteur en difficulté du fait des mauvais cadres est celui de l’enseignement. Dans un portrait croisé de Mr Pavou et de Chabi, la nouvelle « L’affaire Bissi » a peint une situation du système éducatif béninois qui n’a pas encore trouvé une solution adéquate jusqu’à nos jours. C’est qu’à l’époque, l’Etat laissait le soin aux communautés à la base de couver son incapacité à recruter des enseignants pour couvrir les besoins des écoles. On le sait, depuis les années 1986 où pour raison de crise économique, les institutions de Bretons Woods ont imposé la fermeture des Ecoles normales, l’école béninoise s’est installée dans une sorte de léthargie quant à la formation professionnelle de ses animateurs.

Le mépris affiché de Mr Pavou, du directeur ou du soit disant parrain de Chabi, juste parce qu’il est vacataire, ceux qu’on l’on dénomme aujourd’hui, Aspirants au métier de l’enseignement (AME) ou anciennement Enseignant Communautaire, témoigne du danger de cette ségrégation au sein du monde enseignant. Le récit fonctionne en réalité comme un plaidoyer pour le système éducatif qui, en établissant une sorte de castification à la manière des griots et des seigneurs de Francis Bebey dans Le ministre et le griot, crée une injustice sociale énorme et fragilise l’enseignant dans sa classe, devant les apprenants, l’administration et les parents d’élèves. Le parallèle établi par le narrateur et le pauvre chabi est même très écœurant : « Il manque à Chabi ce que le politique dépense en quelques secondes pour faire le CAPES » p. 97.

C’est enfin ce manque de vision des hommes politiques qui contraint, les jeunes, diplômés sans emplois, désœuvrés à embrasser des secteurs criminels comme la cybercriminalité. Shegun, certainement favorisé par sa prédestination avec Funmi en a été extrait de justesse alors que tous ses collègues ont été ramassés et jetés en prison.

 

II-            L’espace et le temps : entre liberté, complicité et condamnation

 

Le temps et l’espace ont contribué fortement à l’évolution de la trame narrative dans les nouvelles. D’abord avec Kêmi les quatre murs des deux hôpitaux sont restés infernaux où la guérison était difficile. C’est que l’espace y était clos. Lorsqu’il a été ouvert sept jours après avec la possibilité de voyager dans un village, tout est rentré dans l’ordre. Il en est de même chez Funmi où les différents déplacements, vers le Bénin, le Canada, dans cet espace grand ouvert où elle pouvait rencontrer le député Akpata comme bon lui semble, elle pouvait vivre et respirer. Mais dès que, les quatre murs de sa belle chambre sont décrits et qu’elle s’y est enfermée avec Shegun, les prédictions de son destin se sont accomplis avec un passage de vie à trépas. Kadara a fait la même expérience de liberté d’aller et venir dans un grand espace qui court du Bénin au Nigeria, et de tragédie avec cette chambre où la bougie a brulé l’enfant. L’espace a considérablement influencé le récit dans Tobi, la dame du couvent. Dès la première séance d’exorcisme les éléments naturels issus de l’espace ont affiché le signe de l’échec de la cérémonie : « S’il ne faisait pas nuit, ses magnifiques yeux eussent vu dans le lointain, la mer danser tristement. La mer toucher du doigt le sable dolent. Le sable s’enrouler dans l’abîme infini de sa peau liquide. Sa peau, des sacs de rêves interdits, sans motifs sérieux, caresser la nuit décidée à partir dans le parfum multicolore des cocotiers intouchés et témoins de son exorcisme. Partir dormir dans la nuit des cheveux éternels de la douce douleur que procurait depuis peu la pluie. » p.121. Ici tout l’espace a crié au scandale avec la manifestation de la tristesse. L’adverbe « tristement » qui accompagne dans une sorte d’allégorie la danse de la mer, renforcé par cette presque anadiplose « la mer danser…la mer toucher…le sable dolent… le sable s’enrouler… sa peau liquide, sa peau… », le sable, les cocotiers et même l’oxymore douce douleur expriment la non satisfaction de Tobi, la preuve est que le berger a dû la confier au septuagénaire devancier. Par contre quand le devancier a réussi la cérémonie de substitution de la mort à la vie, l’espace a crié aussi sa joie : « Ils reprirent le chemin. Certains insectes nocturnes voltigeaient devant eux comme pour remplacer les oiseaux dont les chants, diaboliquement merveilleux pouvaient lui donner une raison suffisante pour être coite. D’autres insectes tâchaient de s’élever et de s’enfoncer dans les espaces éthérés comme pour les rassurer que les anges venaient d’exaucer leurs prières » p. 124.

Il en est du temps comme de l’espace. La complicité est flagrante et la nuit semble le moment idéal pour guérir des maux ou pour atteindre les objectifs. Le voyage de Kèmi vers Baba Alase a eu lieu la nuit et les cérémonies propitiatoires nocturnes se sont révélées concluantes. Dans une répétition presque anaphorique, « Je rencontrai Funmi une nuit », le narrateur de la nouvelle met l’élément nuit en exergue et le tient comme le moment idéal où les destins de Shegun, et de Funmi s’accomplissent. Celle-ci n’a-t-elle pas déclaré que l’obscurité la protège ! La complicité de la nuit a révélé la négligence notoire de Kadara et de son mari. Les deux séances d’exorcisme ont eu lieu la nuit., l’un a réussi, l’autre a échoué.

L’autre élément temporel sur lequel on pourrait s’attarder, est le chiffre sept. Le temps dans presque toutes les nouvelles s’évaluent en nombre 7 : sept jours, sept nuits. En réalité, le chiffre en numérologie est significatif :  Le « 7 » est supposé porter bonheur car c'est un chiffre sacré dans de nombreuses religions. Dans la Bible, Dieu a créé le monde en sept jours. Les pèlerins musulmans tournent sept fois autour de la Kaaba, le grand cube noir de La Mecque. Et selon les hindous, le corps a sept sources d'énergie appelées les chakras. Le nombre 7 représente la maîtrise de l’esprit sur la matière et du spirituel sur le matériel. Il influence la réflexion, l’analyse et la vie intérieure.  

 

 

III-          Etude stylistique : de la prose poétisée.  

Il est très évident qu’une étude stylistique de l’œuvre serait un travail colossal vu la poéticité manifeste des textes et la personnalité même de l’auteur poète dans l’âme.  

Ce qui frappe le lecteur le long du texte, ce sont les images. Profondément originales. Puisées de la riche culture africaine. Comparaison, comme métaphore, allégorie comme métonymie, chaque page de l’ouvrage compte son lot de figure de rhétorique. On dirait que l’auteur en abuse volontiers. Dans l’incipit par exemple peut lire :

« il se mit à pleuvoir avec fracas. Avec le même fracas que la cascade, cessant sa cadence coutumière et cachant mal sa colère » Outre l’allitération à « k » des consonnes occlusives sourdes et à « s », consonne fricative sourde qui expriment la difficulté dans laquelle se trouve la narratrice, il y a ce début de d’anadiplose à fracas.

L’on peut noter cette hyperbole à : « leur nombre atteignait le million » ou la page suivante, p. 20 cette comparaison : « le lit se mit à tourner comme ces tourbillons qui font fuir les vendeuses assiégeant le carrefour de la station Légba » ou cette métaphore à la page 49 : « Ses jambes longues étaient deux traits identiques tracés par Mami Water » ou encore cette oxymore « les chants diaboliquement merveilleux » p. 124. Etc.

Mais ce qui frappe au niveau du style, c’est surtout les textes poétiques qui jalonnent les nouvelles.

 

Déjà au niveau du paratexte, la dédicace est un acrostiche à Florent COUAO-ZOTTI.

Aucune d’elle ne se termine sans lot de poèmes. Kèmi a eu recours à poème à vers libres quand, kidnappés par les deux gorilles qui l’emmenaient au village, elle pensa à la mort.  Un hymne à la mort. Funmi aussi a proposé son hymne à la mort à trois volets. Kadara a adressé sous forme de sonnet, un acrostiche à son chef hiérarchique FABIEN. Mr Pavou s’est souvenu d’un sonnet quand son récit a atteint la trahison de sa femme. Un long poème à vers libre a célébré la réussite de l’exorcisme de Tobi. Deux autres poèmes libres ont jalonné ce même texte.

 

Conclusion

Au total, Daté Atavito Barnabé-Akayi, à l’instar des grands écrivains béninois, Paul Hazoumè, Olympe Bhêly Quenum, Jean Pliya, Forent Couao-Zotti a enrichi dès son entrée la littérature béninoise d’une œuvre classique de grande facture. Ce n’est pas alors une surprise que l’œuvre soit inscrite au programme par le collège des inspecteurs du secondaire. C’est que la vision nationaliste et panafricaniste des personnages inscrit l’œuvre dans un recueil à thèse où les idées défendues se lisent aisément. C’est le cas par exemple des guérisons qui ont été opérées par des vieillards et corroborent la thèse du malien Hampaté Ba, « En Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». La diatribe contre les gouvernants est une prise de position ouverte contre cette classe politique qui fait passer l’intérêt privé avant celui public. C’est Henri Lopès qui a raison : « Nous nous jetons sur le pouvoir pour le pouvoir. L’esclave ne s’affranchit plus pour libérer de l’esclavage mais pour devenir maître d’esclaves. » Le remède proposé pour les contrer est bien le recours aux mânes des ancêtres avec des personnages comme Fassi ou Baba Kétu pour les exorciser afin de redonner à l’Afrique son éclat d’antan.  

 

 

Anicet Fyoton MEGNIGBETO

Enseignant de Lettres

Institut Français de Cotonou, 18 octobre 2023

mercredi 15 mars 2023



 Andounian, L’enfant nangnango.

©Editions Plumes Soleil 09BP 477 St Michel Cotonou 97-76-19-82/94-90-34-17 mail: collectionplumessoleil@yahoo.fr Dépot légal N°: 12380 du 21/08/2020 3ème trimestre- Bibliothèque Nationale Isbn: 978-99982-959-0-2 Tous droits réservés pour tous pays Maquette: Anicet Fyoton MEGNIGBETOAssan 1erJumeau N’GOYE. Andounian, L’enfant nangnango. Roman

NOTE PREVENTIVE 


Un voyage à travers le temps et l’espace, ne serait-il que d’une fourchette de temps séparant des générations d’hommes et de femmes, et d’une localité appelée Temkpé. Tel est ce à quoi nous invite l’ouvrage de Assan 1er Jumeau N’GOYE. «Voyage» ? Certes car que d’événements ont, en effet, bouleversé, déséquilibré et traumatisé Temkpé et toute la communauté humaine en majorité baatonu qui y vit. L’œuvre de Assan 1er Jumeau N’GOYE est le miroir de la société baatonu des Nangnango du Bénin, une société des valeurs de sagesse, de bravoure, de travail, de solidarité, d’amour et de dignité. Une société où les normes sociologiques et les institutions sociétales sont encore respectées et viables. Mais une société d’ouvertures vers le monde, parce que les valeurs temporelles et spirituelles y ont droit de cité en se côtoyant avec pour principaux bénéficiaires, le baatonu et les citoyens et citoyennes de Temkpé. Temkpé a montré que toute personne a le droit de professer sa religion dans le respect de la différence de l’autre. Cette œuvre est aussi le produit de son temps, de son époque, puisque non seulement les valeurs des droits humains ont été en parfaite symbiose avec celles de l’environnement, de l’écologie, de la diversité de la faune et de la flore, mais surtout parce que Temkpé est en proie à des difficultés liées à l’environnement, obstacles majeurs à son développement. Voilà le substrat ou la quintessence de l’ouvrage de Assan 1er Jumeau N’GOYE. La parution du présent récit inspiré du Bénin profond, c’està-dire du terroir béninois, nous révèle par le truchement des talents de ce jeune auteur, un monde en lutte pour sa survie, un monde où les acteurs ont su puiser les ressources morales, culturelles et sociologiques requises pour discerner entre la convenance et l’inconvenance, le modernisme, c’est-à-dire l’évolution et la stagnation. Professeur Jean-Nazaire TAMA, Docteur en droit public, HDR des Universités françaises en droit public. Université de Parakou (Bénin).A Mon père Orou Baran DAGUI, L’encre a coulé à la place des larmes. Première partieI Nous sommes au quinzième jour du troisième mois de la saison. La végétation a changé d’aspect. Les animaux, les oiseaux, les insectes et les reptiles célèbrent de diverses manières ce changement. Les champs fleurissent et les braves paysans sifflent pour manifester leur joie. Chacun de son côté se bat pour ne pas rater cette chance inouïe. Les re-semies étaient à leur comble pour certains. D’autres par contre, reprennent totalement les semis. Pourvu que la pluie accompagne cette fois-ci. Au champ, on attèle les taureaux pour les livrer à une activité qu’ils n’exerceraient pas de leur plein gré ou même pas, si le choix leur était accordé. 10 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Pourtant, leur existence semble être liée à cette activité. Car partout ailleurs, on les utilise pour cette fin, comme le cheval pour guerroyer. Les nez percés, auxquels on relie une corde à base d’un anneau pour les faire obéir, on place les taureaux côte à côte. Puis on prend la corde de l’un qu’on attache sur les cornes de l’autre. Et la corde du premier taureau, souvent placé à gauche, était gardée par quelqu’un habilité à les guider. On pose ensuite sur leur cou un joug, fait de cinq trous dont deux se trouvaient à chaque extrémité et un au milieu. Les quatre trous qui se trouvent à l’extrémité, sont traversés d’un fer de forme à peu près orthogonale. Le bout du fer était percé et enroulé par un fil de fer l’empêchant ainsi de tomber une fois placé dans l’un de ces trous. Le cou des taureaux était donc encadré par les deux fers qui se trouvaient à chaque extrémité. Au cinquième trou, situé au milieu du joug, on adjoignait un fer de forme arrondie et dont les extrémités étaient également arrondies superposées de sorte qu’on puisse les traverser par un fer droit au bout pointu et formant un rond à l’autre extrémité. On reliait donc le joug à la charrue, par une chaîne à partir du milieu du joug qui est le cinquième trou. Tout était donc prêt pour commencer le labour. Deux personnes suffisent pour faire labourer le champ. La première personne guidait les taureaux et la seconde était à la charrue. Mais pour celui qui a un taureau peu actif, il lui fallait trois personnes. C’est-à-dire une troisième Andounian, L’enfant nangnango. 11 personne pour faire avancer le second taureau, qui souvent peine à partir aussi vite que l’autre. Dans les champs un peu partout, on pouvait constater le même scénario. On pouvait entendre d’un côté à l’autre le cri des laboureurs ainsi que des charrues. C’était comme une course de cheval. On jetait de temps en temps un coup d’œil pour voir l’avancement des uns et des autres. Au fur et mesure que les sillons étaient tracés, les femmes ensemençaient. Pendant que la concurrence battait son plein, Garigui constata que le taureau de son frère d’à côté, était déjà couché, refusant de se lever malgré les coups qu’il recevait. On lui fit aspirer du tabac, puis on mordit sa queue, ensuite, on lui fit boire de l’alcool mais il demeurait impassible. Garigui qui pensait avoir trouvé un fait divers pour ce soir en reçut davantage. Alors que ses voisins se démerdaient, Garigui sifflait fièrement, se disant en lui-même, sans jamais tâcher de le faire remarquer, d’avoir les meilleurs taureaux de la région. Et c’est à ce moment précis que le joug s’enleva de la tête du second taureau qui était déjà en rage. La contrainte à laquelle on les soumettait n’était pas sans conséquence. Dans de telles circonstances, les animaux avaient souvent des occasions de manifester leur mécontentement. Au moment de s’arrêter pour être ajusté, les réflexions de rage déferlèrent dans la tête du taureau. On pouvait à peu près lire ceci dans sa pensée : 12 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Pensez-vous que Dieu nous a créés sans des droits ? Saviez-vous que votre existence dépend en grande partie de la nôtre ? Ne pensez-vous pas que nous méritions une vie autre que celle-là ? Vous êtes orgueilleux, sans scrupule, et vous ne considérez une chose que par rapport à son usage matériel ; rien comme fin mais au contraire comme moyen ; race de pervers, vous êtes maudits c’est pourquoi vous agissiez toujours en maudit. Le moment viendra où nous nous soulèverons contre vous et là, vous saurez qui nous sommes et de quoi nous sommes capables. Pour le moment, je fais ce que vous me demandez, mais le jour viendra, ce jour est imminent, ce jour est déjà là ; si une occasion se présente, vous saurez que c’est là le jour dont je vous parle mais vous ne comprendrez pas parce que vous êtes stupides. Et le moment était venu pour lui d’extérioriser sa pensée. Pour se venger, il bondit comme un cheval sur la tête de l’enfant qui s’était agenouillé pour ajuster le joug. Aussitôt, le sang commença par couler de la tête de l’enfant comme d’un robinet à pompe détérioré. L’enfant défaillit. Garigui laissa la charrue et alla à son secours en criant d’une voix Andounian, L’enfant nangnango. 13 stridente : faabao ! Les femmes abandonnèrent leur sillon et accoururent vers l’enfant. L’enfant voyait déjà les anges et les monstres défiler. Il contemplait ainsi les réalités de l’au-delà. Le taureau quant à lui, se félicita de l’exploit qu’il venait d’accomplir. Il se disait avoir donné une bonne leçon à ces hommes dont le comportement à leur égard était sans vergogne. Cela devrait les amener, pensa-t-il, à revoir leur statut. Mais en agissant ainsi, il ignorait les conséquences de son acte. Non seulement il pouvait être frappé ou vendu, mais aussi et surtout, il peut être abattu. C’est à ce moment qu’un sentiment de regret le contraria, car il aimait l’enfant. Il est celui qui, chaque matin, avant la levée du soleil, les conduisait dans de vert pâturage, et ne revenait qu’au coucher du soleil après qu’ils aient bien brouté les herbes. Il était celui qui les épargnait des morsures de serpent et les déliait lorsque leurs cordes se trouvaient coincées quelque part. C’est lui qui chassait les taons chaque soir en allumant le feu autour d’eux. C’était même lui qui alla chercher un des leurs qui s’était égaré, à vingt-cinq kilomètres du village. Bref, il était tout pour eux ; c’était leur confident. Ces idées le hantaient après son acte et pour s’excuser, il approcha sa langue et le frotta contre le corps de l’enfant qui n’avait plus de vie. Son nouveau geste était synonyme d’excuse. Aussi, par ce geste, racheta-t-il la vie de l’enfant. L’enfant reprit ses esprits et cette même nuit, le taureau soupira. En voyant tout ceci, 14 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Garigui songea : « Les animaux nous comprennent mieux que nous ne les comprenons. Et si la moralité des hommes, pouvait ressembler à celle des animaux, on vivrait mieux, avec une justice parfaite ». Ce jour-là, Garigui ne fit que seulement vingt lignes et rentra chez lui pour soigner son enfant. Il comprit par ces événements qu’il ne faut jamais prendre plaisir du malheur de son prochain mais plutôt lui venir en aide en compatissant à sa douleur. En tout cas, pour Garigui, tout a mal commencé…II Un vent glacial traverse le silence égaré. De loin se fit entendre l’aboiement d’un chien, repris en cœur par d’autres qui l’ont reçu comme une alerte. D’un moment à l’autre, le chant du premier coq annonça la venue d’un nouveau jour. Et le silence qui régnait en maître, au grand plaisir des paresseux, fut perturbé. Instantanément, le cri d’appel du muezzin retentit, rappelant aux fidèles musulmans leur devoir fondamental. De part et d’autre, ceux-ci débouchèrent pour répondre à leur engagement. Bientôt, on aperçut remonter le ciel ce qui annonce la résurrection des repas d’hier en état de décomposition. La pénombre disparaît à petit coup. Les coqs sortent de leur basse-cour pour reprendre leurs activités instinctives. A la 16 Assan 1er Jumeau N’GOYE. mosquée, comme à l’accoutumée, après la prière matinale, on discutait, on parlait de tout ; du passé, du présent et du futur. Les débats, souvent centrés sur les faits importants, ceux qui peuvent causer un grand bouleversement, n’échappent guère à la vigilance de Soigui et de Garigui. Deux individus aux superbes qualités. On est toujours attentif à ce que chacun d’eux disent. Nul ne blâme ce qu’ils apprécient ni n’apprécie ce qu’ils blâment. Garigui, celui qui a la parole, celui qui parle, celui qui aime la parole, est souvent confondu à un maître de la parole et parfois même à un prophète. Les bras toujours croisés derrière, la tête auréolée d’un diadème de beauté, le teint bronzé, et un visage décontracté qui laisse présager un bonheur éternel, Garigui ne sortait aucune parole regrettable de sa bouche. Avec son 1m75 et ses petites lèvres, un corps taillé sur mesure, il faisait le rêve de toutes les femmes. Il n’a rien perdu de sa beauté malgré ses soixante-dixhuit ans. Assis entre Soigui et Garigui, Dandagou articule : — Je ne me lasse de m’interroger, comme d’ailleurs le ferait quiconque, de l’exaucement de nos prières. Cela fait plusieurs jours que nous attendons, depuis la dernière pluie, une autre, mais en vain. Une telle situation ne saurait maintenir impassible un père qui veut le bonheur et la survie de ses enfants, surtout lorsqu’ils ne cessent de crier vers lui. Des premiers criquets on en voit plus qu’un. Andounian, L’enfant nangnango. 17 — J’ai bien perdu le souvenir des rêves. Les cauchemars sont devenus mon quotidien. Même à la clarté du jour, les yeux ouverts, je n’aperçois que de l’ombre. Et quand du côté des grands devins s’égare la clairvoyance, il ne revient qu’aux crapauds de déloger les serpents de leur tanière et les livrer aux malheurs des souris. Renchérit Tabé — Les morts se suivent mais ne se ressemblent pas. Ne laissez pas une mauvaise saison effacer le souvenir des années de bonheur connu grâce à la bonté d’Allah. On ne peut pas vouloir que les saisons apparaissent toujours de la même manière et à la même période. Je pense que la pluie, on en aura en abondance. Et si ça ne vient pas, c’est parce qu’Allah n’a pas décidé. — Bien vu, mon cher Garigui. Nous ne pouvons pas charger Allah de tout ce qui nous arrive. Cette croyance a égaré bien de gens dont l’attitude irrationnelle remet en cause l’humanité et la perfection d’Allah. — Ce qu’il nous faut condamner plutôt, c’est le silence de notre premier responsable. — De quel responsable parles-tu ? — Mais, du nansounon ! du nansounon ! voyons. 18 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Oui mais que peut-il faire ? — Que doit-il faire plutôt ? Tu me surprends mon cher ami. Tu parles comme un étranger qui ignore la tombe de l’aveugle. Dis-moi : qu’est-ce qu’il y a lieu de faire dans de telle situation ? Dis ! Tu en sais quelque chose non ? Parle. — Les nangnango avaient pour coutume d’implorer la clémence des ancêtres par des yanguru ou sacrifices rendus soit à yabéré sanni, yotoru, bagu saru, somma tinrin ou koudou. — Oui mon cher Soigui ; parce que chez nous comme chez les nangnangos, le yanguru est une action marquée par la mise à mort sanglante d’un animal. Aux époques très anciennes, l’animal était sacré, sa vie était intangible et ne pouvait être supprimée qu’avec la participation et sous la commune responsabilité de toute la tribu, en présence du bunu ou divinité, afin que s’assimilant sa substance sacrée, le peuple raffermisse l’identité matérielle qui reliait les uns et les autres et à la divinité. Le yanguru était un sacrement. Il désigne, chez nous, l’immolation d’animaux : taureaux, bœufs, vaches, béliers, brebis, bouc, chèvres… Outre les sacrifices claniques qui regroupaient les membres de chaque clan, on distingue le sacrifice public, Andounian, L’enfant nangnango. 19 fait au nom de tout le peuple. Le sacrifice clanique vise d’abord à montrer à l’individu son appartenance au clan, puis à préparer les jeunes à assumer leur responsabilité future. C’est par ceci que les jeunes sont liés à leur totem ou ancêtre ; et par ce même biais, le totem reconnait ses futurs protecteurs. Le totem public est présidé par les nangnango, principaux sacrificateurs de nansounon, le roi. Les raisons fondamentales qui précèdent ce sacrifice, outre les événements historiques, sont de lutter contre une calamité : combattre une sécheresse ou bien éloigner une épidémie. Nous le savons tous, c’est à koudou que la voix des ancêtres se fait entendre. C’est le dernier lieu de tous les espoirs du peuple. C’est le lieu où les grands sacrifices sont offerts. — Bien évidemment, nous le savons tous, Garigui. Après les sacrifices rendus à koudou, la pluie revenait assurément. — Mais alors, avais-tu donc oublié cette partie de notre histoire, mon cher frère Soigui ? — Non, mais quelque chose me tourmente au sujet de la santé du roi. Et je crains que le pire n’arrive… — Oh ! oui. Notre nansounon s’en va vieillissant. Je me demande si son âge peut supporter sa 20 Assan 1er Jumeau N’GOYE. maladie. Observa Dandagou. — La vieillesse n’est pas une maladie. Ironisa Tabé.. — Mais c’est la porte d’entrée de la mort. Rétorqua Dandagou. — Les moments ne sont pas favorables aux balivernes. Avez-vous écouté Soigui ? La santé du roi doit inquiéter tout un chacun… Garigui n’acheva pas ses observations lorsque de la cour royale on entendit, gren ! gren ! gren ! Le vieux tam-tam a résonné. Le canon retentit, les trompettes ont suivi. Aussitôt, comme des hussards, tous se levèrent. Que s’est-il passé ? S’interrogeaient-ils. Quel mauvais présage a frappé à notre porte ? Le baobab est-il tombé ? Ou c’est un prince ? Le retentissement du tam-tam annonce un mauvais jour. Nous n’avons plus jamais entendu le son mortuaire du tam-tam depuis un demi-siècle. Cela remonte à la mort de Tantanmin, dernier roi du trône. Les murmures se multiplièrent quand le kirigou apparaît. — Na gafara kana. Je porte un message de la part de l’Imam. Il se trouve actuellement au palais, et m’a dépêché vers vous. Frères, les racines n’ont pas pu supporter le baobab face au dernier vent soufflant. Le grand Imam Andounian, L’enfant nangnango. 21 convoque une réunion des fidèles ce soir au palais, pour accompagner les défunts. Sans un mot, le groupe se casse. Les mains croisées derrière le dos, chacun rentre chez soi. A la maison, Garigui retrouve sa femme au lit. Il lui adressa la parole comme à un ennemi accidenté, qu’on retrouve seul au bord de la voie. — Que fais-tu au lit jusqu’à cette heure-ci ? Tu n’as donc pas chauffé les repas d’hier pour moi et pour les enfants ? Dans sa tête, le regret de n’avoir qu’une seule femme l’envahit. La femme s’étire et d’une voix brouillée répond. — J’ai essayé de me lever mais je n’avais plus de force. — Il faut l’avoir maintenant. — Les travaux d’hier ont volé toute mon énergie… — N’importe quoi. Tu ne mesures même pas le poids des événements qui circulent autour du village. N’as-tu rien aperçu du côté ouest ? — Quel côté ouest ? — Combien en connais-tu dans ce village ? 22 Assan 1er Jumeau N’GOYE. « Le malheur d’un homme ne se mesure pas dans la succession tragique des événements qu’il traverse, mais plutôt d’avoir une femme couleuvre ». Songea Garigui, regardant sa femme, qui peinait à ouvrir les yeux, d’un air pensif et désagréable. Eberlué par l’attitude de sa femme, d’une voix moche… — Le roi est mort ! A ces mots, la femme se leva, mais tomba deux fois sur le lit avant de pouvoir se tenir sur ses deux pieds. Elle gigotait comme une souris trempée. Son mari n’avait pas attendu voir ce spectacle. III Le soir venu, les fidèles musulmans se dépêchaient pour répondre à la convocation de l’Imam. Au palais, les tambours retentissaient, et les princes des contrées environnantes emplissaient la cours royale. Soigui alla trouver son frère pour faire chemin ensemble. Dans le village aussi bien que les contrées environnantes, rien ne semble ignorer le désastre survenu. Et cette situation fit régner un silence inédit. On pouvait percevoir de loin le moindre bruit de quelque conversation. Soudain, on entendit grou rou rou rouuu !... Un bruit assourdissant cassa le silence. Le ciel annonça quelque chose. L’odeur d’une terre bénie parvint aux nez bien conçus. Le bruit du tonnerre envahit aussitôt le village. Il se fit accompagner par des nuages qui rendirent la vue impossible d’une distance d’à peu près trois pas. De 24 Assan 1er Jumeau N’GOYE. part et d’autre, on se précipite pour ne pas se faire surprendre par la pluie. Les femmes rangèrent les fagots de bois utiles pour la cuisine. A la vue des nuages, aussi bien qu’à l’écoute du grondement du tonnerre, ou bien de l’odeur du sol qui nourrissait les nez, on ne se douterait pas d’une abondante pluie, capable de ressusciter des cultures moribondes. Garigui chez lui songeait : à quelque chose malheur est bon. « Ainsi, la mort du roi nous donne la pluie, conclut-il ». Soigui quant à lui n’atteignit point la maison de son ami quand la pluie commença par de petites gouttes. Il se retourna illico. Alors qu’il pensait avoir échappé à la pluie, qui commençait déjà à s’annoncer par de toutes petites gouttes, il fut énormément surpris par la rapidité soudaine des précipitations. Sa vitesse ne lui permit point de se mettre à l’abri. Il était déjà mouillé quand il se trouva devant sa porte. Mais sa femme, du moins sa couleuvre, avait déjà bloqué la porte de l’intérieur avec un gros et solide bois. Cette femme géante de taille et de teint noir, de grosses lèvres, ne rendait pas l’existence agréable à son mari. Son corps repoussant donnait toujours l’air d’une femme qui ne connaissait pas le langage des toilettes. On se demande parfois où Soigui était allé chercher une telle chose. Il cogna plusieurs fois à la porte sans succès. Sa femme assimilait le bruit de la porte au grondement du tonnerre mélangé au crépitement des grêles qui tombaient aussi sauvagement. Soigui était si absorbé par ses réflexions Andounian, L’enfant nangnango. 25 qu’il ne prêtait plus attention à ce qui se passait autour de lui. La pluie faisait rage. En peu de temps, il fut trempé jusqu’aux os. Pendant un long moment, il resta là cloué, cherchant à maîtriser la colère qui montait en lui. Tout à coup, il entendit des pas nonchalants se diriger vers la porte. « Je serai bientôt libéré de ce calvaire », songea-t-il. Mais les pas semblaient s’éloigner encore de la porte. Aussitôt, il multiplia les coups, suivis d’un cri de rage. Ce qui laissa la porte ouverte. Au moment où il voudrait se jeter sur sa femme pour lui apprendre à vivre en couple, il s’aperçut de la lourdeur de son pied gauche. Voulant soulever son pied, il remarqua avec surprise, un véritable boa qui avait trouvé refuge autour de son pied. Sans attendre, avec une rapidité inédite, sa femme alla chercher le coupe-coupe et revînt délivrer son mari. Ce qui fit oublier à Soigui la situation de départ ; mais plutôt se disait être heureux d’avoir une femme courageuse. C’est alors que tout redevint normal. Une situation fit oublier une autre. Ainsi va la vie… La pluie s’abattit sur tout le village durant toute la nuit et jusqu’au lendemain midi. L’espoir commençait à renaître. Cette nuit, les peurs disparurent un tant soit peu des cœurs. La joie envahit les braves paysans, ce qui ne leur permit même pas de fermer les yeux. Ils s’imaginaient déjà dans les champs, derrière la charrue et les taureaux, formant des figures géométriques. Les statistiques prenaient place dans les pensées ; ainsi que l’idée de ne pas 26 Assan 1er Jumeau N’GOYE. se laisser surprendre par la saison. Ils se disaient qu’avec cette pluie, ils pourraient rattraper le long temps de sécheresse connu en cette période. Mais la pluie ne permit point aux habitants de Temkpé de sortir. Midi était passé, le soir était venu et aucun signe dans les cieux n’annonçait la fin de la pluie. Garigui était dépassé par cette situation. « Un malheur n’arrive jamais seul » pensa-t-il. La loi des séries prouve qu’un événement affligeant en entraîne toujours un autre. Une telle chose ne s’est jamais produite dans ce village. C’est une première. A quoi penser maintenant. A la mort du roi ? Ou à la venue désastreuse de la pluie ? Il semble être perdu et totalement bouleversé. « Mais que peut faire la volonté humaine face aux lois de la nature ? », s’interrogea-t-il. Cette situation malheureuse ne semble pas inquiéter les nouveaux habitants venus ; ils coassèrent plutôt davantage. Le village passa bientôt trois jours plongé dans la pluie. La joie a laissé place aux jérémiades et aux plaintes de tout genre. Les voies étaient inondées d’eau ; les caniveaux n’existaient plus, seule, l’eau demeurait à la surface. Les maisons étaient submergées. Elles furent pendant trois jours baptisées. Ailleurs, toute une famille se trouva sans demeure. Privée de tout, elle était isolée au monde. Les dégâts étaient énormes. La pluie ne cessa que le quatrième jour. Ce jour-là, tout le village était plongé dans le deuil. Sept enfants sont portés disparus et dix foyers était sans abri. Nul ne Andounian, L’enfant nangnango. 27 semble se réjouir de la venue de cette pluie. La terre était si molle que même les vers de terre s’enfonçaient. Le deuxième jour après le déluge, les sages du village convoquèrent une grande réunion. Il a été donc décidé d’offrir un grand sacrifice comme l’avait souhaité le devin du village. Mais il fallait se déplacer pour trouver l’animal du sacrifice. Dans une telle circonstance, seule une vache de couleur noire, dont les cornes sont tournées vers le bas, était admissible. On choisit trois jeunes gens les plus rapides du village. Après quatre jours de marche, les jeunes revinrent avec la vache qui ne se laissa pas aller facilement. Tout était prêt pour le sacrifice. En l’absence du roi, on ne peut que se contenter d’un tel sacrifice pour apaiser la colère des ancêtres. Quand tous les sacrificateurs se réunirent pour commencer les cérémonies, ils trouvèrent l’animal sacrificiel mort. Comment justifier un tel fait ? Les dieux sont-ils en guerre contre nous ? Les sages étaient étourdis, perdus dans leur pensée. Tous rentrèrent chez eux éberlués. Aucun sacrifice n’eut lieu ce jour-là. Au palais, les élucubrations et cris lugubres des princes, princesses, griots et reines mères se font entendre. Dehors comme dedans, le palais est peuplé d’homme. Sur les âtres sont posées des marmites qui accueillent les grains du riz, de haricot et de farine, les légumes, les condiments et tout ce qui peut servir de mets. Les vieux, d’un âge très avancé et d’une influence particulière, ainsi que le 28 Assan 1er Jumeau N’GOYE. devin du village, se trouvaient à l’entrée d’une petite chambre ronde, coiffée de chaume. La porte était tout simplement faite de peau de buffle. A l’intérieur, on pouvait trouver des talismans, des tiges de fer ornées d’images à peu près identiques : c’était la tige des rois décédés. Cela symbolisait l’ensemble des rois qui ont régné. A chaque décès, un objet du genre était forgé. Sur le mur, les dessins montrant les princes à genoux devant un gros serpent, tourné contre lui-même et formant un tour. C’était l’incarnation de l’ancêtre du clan. Par terre sur une peau de lion, symbole du trône, était posé le corps du roi. A ses côtés, attendait une vieille femme : le Gnon Kogui, mère protectrice et nourricière des princes. A côté d’elle, trois calebasses sont disposées, une calebasse remplie d’eau, une autre de nourriture, et la dernière, vide. Le roi pouvait se lever et manger à tout moment. A l’extérieur, un groupe de griots, faisait la nécrologie du roi. Les jeunes princes et princesses se faisaient raser la tête en signe de deuil. Les tam-tams funestes résonnaient, les trompettes, et trois coups de canons. C’est le deuil. Garigui et Soigui rejoignent les autres fidèles. Soigui assis auprès de son camarade, tout doucement se penche et lui glisse quelques mots. — Mes oreilles ont recueilli quelque chose, lorsqu’on passait devant les sages assis à l’entrée de la petite case ronde. Andounian, L’enfant nangnango. 29 — Quoi donc as-tu entendu ? Demanda impatiemment Garigui — Il se pourrait que la mort du roi soit provoquée. — Par qui ? — Et comment veux-tu que je le sache ? — Je pensais aussi que tes oreilles ont pu voler quelque chose du genre. — Non ! mais c’est la guerre du trône. Un roi ne meurt pas quand il veut. En quête du pouvoir, certains princes tentent d’y accéder, par tous les moyens seulement pour avoir accès à toutes les belles femmes du village, et bénéficier du meilleur fruit de la région. Je ne vois pas plus… — N’avilis pas notre royauté. Rien n’a de valeur que l’accès à la haute souveraineté. Tout le reste n’a aucune importance. Tu n’ignores rien de son père… — Oui évidemment. Le vénéré Nansounon Woungo. L’honnêteté d’un roi élevée au rang des dieux. Chaque matin, à son réveil, il trouvait tant de chose dans la cour du palais, qu’il ramassait et jetait loin du palais, réduisant ainsi leur pouvoir maléfique. Cette situation qui se multipliait, finit par avoir 30 Assan 1er Jumeau N’GOYE. raison sur lui. Il perdit la vue. C’est ce qui lui a valu le nom de Nansounon Woungo. Mais pourquoi on lui en voulait tant ? — Parce que l’homme est un être de besoin ; des besoins illimités. Cela témoigne, souvent, de la mauvaise gestion de nos sociétés. ‘’On’’ veut le pouvoir, parce qu’ ‘’On’’ veut manger plus que les autres. L’intention d’accès au pouvoir est toujours « soi » avant les autres, non le contraire. Si un prince ne renonce pas à lui-même, il ne pourra jamais gouverner ses sujets de façon convenable. Avons-nous vu un roi abandonner le trône parce qu’il ne satisfaisait pas les besoins du peuple ? — Hélas ! Tous, morts la couronne sur la tête. Ah ! l’Imam arrive. Tous se lèvent, et répondirent à la salutation de celui-ci. Il salua la présence de chacun. Ils avaient ainsi obéit à leur devoir de fidèle musulman. Les encourageant à se soutenir les uns les autres, et à prier pour le chef du village qui venait de rejoindre ses ancêtres, afin qu’Allah l’accepte dans sa demeure. Il les invita aussi à ne pas se lasser de prier pour la saison qui semble mal démarrée cette année. Que Andounian, L’enfant nangnango. 31 la stabilité pluviale connue, après le déluge, les accompagnent jusqu’à la fin de la saison. Il termina par une bénédiction, puis chacun se disperse après avoir goûté de la cuisine des vaillantes femmes. IV Pendant ce temps, sous le grand manguier, les hommes se livrent à une bataille technique et méthodique. C’est le lieu de divertissement le plus populaire du village. Garigui ne manque guère à ce rendez-vous, ou presque. La rareté de la pluie a considérablement multiplié le nombre des spectateurs. Cela excite. Un candidat invaincu, Wirugui était là. Les gens le nomment par ici Goni : l’invincible. Avec sa grande taille, son regard de vipère, la tête à moitié dépeuplée de ses habitants, les doigts de monstre, il présente l’image d’un ennemi du travail. Mais au jeu, il dicte sa loi depuis bientôt douze ans. Tout le monde veut le voir jouer. Ses techniques de jeu, ses manies de déplacer les pions, et ses cris de victoires tonitruants avaient 34 Assan 1er Jumeau N’GOYE. de quoi susciter l’envie des spectateurs aussi bien que des joueurs eux-mêmes. A une époque où le secret de la nudité n’était pas connu des jeunes, le tabu était l’apanage des guerriers et chefs de guerre. Il précédait toute entreprise de razzia. Ce jeu de dame traditionnel, se passe entre deux personnes. Il consiste, après dépôt pêle-mêle des pions, à aligner trois pions consécutifs. Ce faisant, on affaiblit son adversaire en lui ôtant, à chaque alignement, un pion. Le premier qui réussissait à prendre assez de pions adverses, remportait la bataille. Une armée peut-elle continuer la bataille si celle-ci a été dépouillée de ses soldats ? Ainsi, l’adversaire, privé de ses meilleures bases, que constituait la disposition de ses pions, se rendait. Il était vaincu. Car, dans le langage de ce jeu, les pions représentaient, chacun, un guerrier. L’objectif était d’apprendre, la meilleure technique d’alignement pour remporter une bataille. Mais le meilleur joueur n’était pas toujours le meilleur guerrier. Depuis l’autre temps, on ne joue plus pour la bataille, mais pour le divertissement. Il s’inscrit désormais dans la tradition c’est-à-dire dans le passé. Soulignant ainsi que tout ce qui est passé, relève de la tradition et l’actuel de la modernité. Ainsi le temps s’écoule… Goni était assis là, regardant deux candidats se disputer une partie. Ce n’était pas les meilleurs. Les spectateurs s’amassèrent sous le grand manguier. Car ce jour n’était pas comme les autres jours. Il est particulier. Le roi doit être honoré. Lui qui se Andounian, L’enfant nangnango. 35 sentait appelé à perpétuer les valeurs de sa noble cité, ne manquait presque jamais à ce rendez-vous culturel. A la vue de la foule, Goni était excité. Les joueurs arrivaient un peu plus nombreux. Ceux qui étaient là pour la première fois se faufilèrent du milieu de la foule ne serait-ce que pour voir l’invincible. De la foule quelqu’un cria : Goni yanon, tonduro bii, sion tiia ya yiiru1 . En entendant ces paroles flatteuses, il haussa les épaules en signe d’approbation, ce qui l’aiguisa davantage. Goni avait sorti sa boite à tabac, le tapa trois fois sur un gros anneau qui enroulait son majeur en prononçant quelques paroles incantatoires. Il ouvrit la boite, le pencha vers sa main gauche légèrement concave, prête à accueillir quelque chose, en tapotant le bas de la boîte par l’index, puis, comme une benne, sortit une poudre mi-noire mi-grise. Il le tint dans sa main creuse quelques minutes, en agitant le pied gauche. Puis approchant la poudre de ses narines, il la vida de deux aspirations. Après avoir fini de priser son tabac, il se leva se saisit des pions et demanda un candidat. Tabé vint se mesurer à lui, ensuite Gabé puis Tanko, mais aucun d’eux n’était à sa hauteur. Goni se leva comme un hussard et, du milieu de la foule déclara : N’y a-t-il pas un homme ici ? N’y a-t-il personne qui voudrait bien honorer notre défunt roi ? Personne ne répondit, et personne ne s’approcha. Il était prêt à déposer les pions, quand apparut devant 1-Goni l’invincible, fils d’homme, une flèche, double gibier. 36 Assan 1er Jumeau N’GOYE. lui un jeune garçon chétif sans vergogne, qui pourrait souffrir d’une carence alimentaire. — Allons, jouons !... dit le garçon — Petit, on ne vient pas ici pour l’entrainement, mais pour le jeu… grommela Goni. La foule hua le jeune garçon. Et Goni accepta de lui coller une bonne leçon. Mais avant, il déclara solennellement. Si jamais je ne gagne pas cet enfant trois fois de suite sans qu’il ne parvienne à toucher à aucun de mes pions, je ne suis pas né de mon père, et je ne jouerai plus jamais de ma vie. Cette déclaration laissa des murmures dans la foule. La partie démarra avec une confiance extrême chez Wirugui. La foule observa un silence total, les yeux s’écarquillèrent et les têtes bougèrent pour bien apercevoir. Ils terminèrent le dépôt des pions. Et ceux qui s’y connaissaient, pronostiquèrent en faveur du garçon. Mais Goni avait la capacité de transformer le jeu à son avantage, même lorsque l’adversaire était confiant de la disposition de ses pions. Ils le savent bien. C’est ce qui l’a rendu célèbre d’ailleurs. Il s’était refusé toute distraction, lorsqu’il était au jeu, en face d’un adversaire. Rares sont les moments où le tabu s’est tenu en son absence. La dernière fois où il s’était montré absent, c’était lorsque les rumeurs faisaient cas de l’existence d’un maître dans le domaine. Celui-ci se trou- Andounian, L’enfant nangnango. 37 vait à quelques kilomètres du village. Un certain nommé Djobo, un peulh d’un talent hors pair. Nul ne sait d’où il vient et il ne parle de son origine à personne. On ignore presque tout de lui. C’est Soigui qui faisait mention, avec humour, de son origine dans l’un de ses récits des temps perdus. Il parlait de lui comme étant un des rares descendants des prêtres égyptiens. Un peulh au teint bronzé et au nez pointu. Toujours vêtu de blanc, il présentait un visage d’ange. Rarement il se montrait en public. Sa démarche présentait un être dont les pieds ne touchaient pas le sol. Il souriait beaucoup aux enfants mais refusait le regard des femmes contrairement à ce qu’elles désiraient. Goni s’était déplacé pour le défier. Mais sa déception fut grande lorsqu’il apprit que le nomade n’était plus dans les contrées. Environ trois minutes passées et Goni ne réussit à ébranler le jeune homme. Chose inédite. Goni transpirait. Mais c’était une transpiration de chien : réel mais invisible. Garigui s’impatientait. Il y régnait un silence inédit. On aurait cru que tout le village était au pied de l’arbre. C’est dans ce silence de deuil que l’un des trois cria : « à guisõ kpănawa Goni2 ». Et il reçut l’approbation des deux autres. Ceux-là, on les appelle les vauriens. Fiers d’être ignorés, ils n’ont ni ami ni ennemi. On les rencontre partout dans le village. Et ce sont les mêmes têtes. 2- Tu as loupé aujourd’hui Goni. 38 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Aucune manifestation ne leur échappe : ce sont les hyper radars du village. Ils n’ont ni habitat ni famille, du moins plus maintenant. D’ailleurs, ceci n’est pas leur affaire. Ce sont les vauriens ; c’est ainsi qu’on les appelle par ici. Tout leur plaisir se trouve dans le vin. C’est lui qui leur donne la vie. Sans elle, ils sont malades, perdus, malheureux et plein de soucis. C’est en lui qu’ils trouvent leur joie de vivre. Fermer tous les cabarets du village, c’est leur déclarer la guerre. Sont-ce les ennemis de la cité ? Difficile de répondre à cette question. Cependant, ils agrémentent les manifestations. Seulement qu’ils ne font aucune différence entre les événements. Tous les événements sont bons, pourvu qu’ils leur apportent quelque chose dans la gorge. Leur QG anime de jour comme de nuit. Ils font le bien-être des femmes commerçantes et la honte de leur famille biologique, et constituent un poids pour la société qui justement a besoin de leur force physique pour son émergence. Mais au lieu de la mettre au service de la société, ils préfèrent nouer un pacte avec Bacchus qui leur consume, petit à petit, leur énergie physique et mentale. Finalement le vent a toujours raison d’eux, et la terre ne présente aucun aspect naturel. C’est un véritable spectacle de les voir marcher après leur bataille volontaire sans victoire. Seul, c’est encore mieux que deux ou plus. De quoi pouvaient-ils discuter en titubant ? Les mots peinent à sortir ; et quand ils sortent, il faut avoir été un ancien combattant pour décoder Andounian, L’enfant nangnango. 39 les paroles. Quel plaisir tirent-ils à cela ? Difficile de répondre. Plutôt se demander comment ils en sont arrivés là. Ces trois jeunes garçons, Gbébê dit le sec, Taguitagui le très tendre et Yassari le sans chair, ne se sont pas livrés au vin par plaisir. De vaillants jeunes qu’ils étaient au temps jadis, ils perdirent très tôt leur notoriété juvénile. Nés bons, ils ont subi la méchanceté de la société. Taguitagui, de son vrai nom Sénon, était un jeune très courtois et avait le sens très poussé de la justice ; il était intelligent, et beau de figure. Sa gentillesse n’avait pas d’égal. Il a subi la méchanceté d’un vieux rival de la famille. On raconte en effet, qu’il vint en aide à un vieux rival de la famille. Comme l’exige les principes de bases de l’éducation, Sénon porta un sac de colas que venait d’acheter le vieillard, alors que son propre fils n’y était pas parvenu. Indigné, le vieux rival, décida de remercier le jeune homme en monnaie de singe. Celui-ci lui offrit un verre rempli d’eau pour lui témoigner sa gratitude. Mais c’était une gratitude à la sorcière. Le garçon but l’eau sans se soucier des conséquences. Ce jour même, il fut aussitôt transformé comme transporté par les flots. Sans aucune conscience, il passa tout son temps, ce même jour dans un cabaret à la grande surprise de ceux qui le connaissaient. Depuis ce jour, il ne quitta plus des mains ni des yeux le vin blanc. Toutes les fois qu’il aura soif, il n’a désormais qu’une seule chose pour se désaltérer : le vin blanc. Toutes les tentatives pour l’aider à s’en débarrasser, ont été vaines. 40 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Quelque part, on ne devient pas saoulard par plaisir mais par contrainte. Ceux qui connaissent Sénon, ne prennent pas du plaisir à le voir dans cet état, car il transporte le poids de la jalousie. C’est encore un des côtés négatifs de la vie à Temkpé. Dans la pensée des habitants de Temkpé, la vie peut chavirer à tout moment selon que le destin en décide. Tel se porte bien aujourd’hui, il peut ne pas l’être demain. Tel autre est malade aujourd’hui, la nature en décidera autrement demain. L’un comme l’autre marchent tous sur un terrain glissant. Et comme tous ceux qui marchent sur un terrain glissant, ils ne peuvent jamais prédire leur position dans les heures suivantes. C’est pourquoi pour les habitants de Temkpé, il convient, pour l’homme, de prendre acte de la chute de l’autre pour rester debout un tant soit peu. Car la vie est une école où on ne finit jamais d’apprendre. Quand ceux qui assistaient au jeu surent que c’est Sénon qui cassa le silence régnant, ils se tournèrent rapidement vers Goni et le jeune homme pour assister à la fin de la bataille. Cinq minutes étaient passées puis d’un geste diabolique, le petit garçon réussit à aligner trois pions et visa un pion clé de Goni, ce qui le sapa. De la première prise de pion, succédèrent deux autres. Goni venait d’être déshabillé devant sa belle-famille, devant ses amis et devant le peuple. « C’est la poisse ! », songea Garigui. Wirigui était vaincu. Les amis du jeune garçon sont les seuls à crier victoire. La foule se disloqua avec d’étranges murmures qui Andounian, L’enfant nangnango. 41 présageaient un mauvais sort. Goni avait vendu la peau du loup sans l’avoir tué. Mais un jeune garçon marqua l’histoire ce jour. Ce qui fait dire qu’une chose vient de là où on l’attend le moins. Wirugui ne l’oubliera jamais, du moins s’il pouvait s’en souvenir. Dans sa tête, une rupture avec les réalités sociales prenait place. Supplié par ses amis de quitter les lieux du jeu, Goni lançait des paroles qui ne témoignaient d’aucune logique. Empêché de faire le pire, on le ramena chez lui ligoté. La passion de Wirugui l’a détruit. A ces évènements, Soigui fut informé autant que Garigui. De taille courte, la tête dépeuplée de ses habitants, un cola toujours dans la bouche, le regard d’autruche, Soigui avait de la facilité à se faufiler entre les gens et à recueillir la moindre information sans se faire remarquer. — As-tu appris l’autre événement du jour ? demanda-t-il à Garigui. — Non. Lequel ? — Sous le mang… Garigui lui coupa la parole — L’échec de Wirugui sous le manguier. N’estce pas cela? — J’aurais dû m’en douter. Toujours en avance sur moi. — Ah ! Soigui. On s’en va agonisant. Pour 42 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Wirugui, c’est un règlement de compte… Soigui qui ne s’en revenait pas, garda le silence pour écouter davantage. — J’étais là, il y a douze ans, sur la même place, et sous le même manguier. Goni n’était qu’un jeune garçon ; toujours passionné du tabu. A cette époque, Tiiasobé dictait sa loi dans le jeu. « De mon existence, nul n’élèvera la tête haute dans le tabu » se plaisait-il à dire toutes les fois qu’il battait ses adversaires. Wirugui ayant méticuleusement observé Tiiasobé dans le jeu, le pris au piège par ses propres armes. La défaite de Tiiasobé est gardée secrète car nous savons tous, ce qu’il représente dans ce village. Depuis son humiliation, il ne s’était plus jamais montré en public. C’est alors qu’il décida d’initier son fils au secret du tabu. Il le forma jour et nuit, dans le secret, le privant parfois de nourriture lorsqu’il ne réussissait pas une partie. A la vue de cet enfant au jeu, un frisson glacial me traversa le corps, une peur m’envahit et mon cœur commença par battre fortement. Lorsque l’enfant se proposa comme candidat, je sus tout de suite que quelque chose allait se passer… — C’est ce qui l’a donc mis dans cet état ! — Quel état… ? Andounian, L’enfant nangnango. 43 — Mais la folie. — Soigui ! Soigui ! Soigui !… A ces mots, il n’ajouta plus rien. Soigui n’avait plus autre chose à faire que de rentrer chez lui. Encore que la pluie menaçait. Il y avait de quoi se dépêcher. Le soir tombait déjà, et les rues commençaient à se vider. Un coup de vent souleva un nuage de poussière. Le tonnerre gronda dans le lointain. Soudain un éclair brilla dans le ciel et fut suivi d’un assourdissant coup de tonnerre. Presque aussitôt après, une bourrasque de grêle s’abattit sur le village. V Au grand désespoir de tous, les nuages s’éclipsèrent au tréfonds de la terre et laissèrent place à la lune et aux étoiles pour annoncer une nouvelle prophétie. Devant la mosquée, située au bord de la voie en face de la maison de Garigui, les jeunes filles sont sorties pour jouer au clair de la lune. Elles forment un demi-cercle avec, au milieu, une seule fille. Cette dernière, un peu isolée, entonne un chant qui sera repris en chœur par ses camarades avant de s’abandonner entre leur main qui la rattrapaient pour aussitôt la 46 Assan 1er Jumeau N’GOYE. projeter avec des acclamations. Tombant solidement sur ses pieds sans se blesser, elle revenait de nouveau pour reprendre le même scénario. C’est ainsi qu’elles feront le tour. Derrière elles, les jeunes garçons jouaient au duc et au fanfaron. Mais la situation du village ne pouvait pas leur permettre de prolonger le jeu. Elles doivent vite rentrer pour ne pas s’attirer les malédictions des forces de l’ombre qui circulent dans le village. Dans les champs, les paysans assistent à un spectacle malheureux. Les maïs, les sorghos, les arachidiers, les cotonniers s’affaiblissaient sous l’effet de la chaleur. Désormais à Temkpé, rien ne rassure au sujet de la durée de la pluie. Pourtant, l’arrêt brusque de cette pluie a surpris plus d’un. Et Soigui semble soupçonner quelque chose. Sans attendre, il alla voir son ami tout suffocant et transpirant. — Que se passe-t-il ami ? demande Garigui en sursautant. — Cette fois-ci nous savons ce qui se passe. Répond Soigui qui peinait à retrouver sa respiration. — Ah bon ! Quoi donc ? — Pourquoi l’homme ne pense–t-il qu’à lui seul ? Comment l’homme peut-il être si méchant à ce point ? Andounian, L’enfant nangnango. 47 — Voudrais-tu au moins me dire ce qui se passe ? s’impatienta Garigui. — Hé ! Bien, il se peut que l’arrêt brusque de la pluie soit la manifestation d’un seul homme. A cause de son champ de riz, un champ de riz qui n’atteint même pas cent mètres carré, il se permet de défier les lois de la nature. — Mais de-qui-tu-parles ? Demanda Garigui qui n’arrivait plus à contenir sa colère. — Je parle du vieux Nayina… — Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ces gens ? Coupa Garigui très en colère. Toutes les fois que je me rends au champ, je le vois toujours dans son fameux champ du riz, sarclant de toutes ses forces et avec une rapidité d’escargot. C’est un véritable drôle de moineau. — Ne parle pas de lui en ces termes. On dit qu’il a la réputation de savoir et voir tous ceux qui parlent de lui. Amusa Soigui pour encore remonter la colère de son frère. — Mon œil. De quoi aurai-je peur à mon âge ? De la mort ? Non du tout pas. J’ai seulement peur d’une chose : voir les autres souffrir à cause de moi. Mais mon cher frère, pourrais-tu réellement justifier ce que tu viens de me dire ? 48 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Mon inquiétude grandissant, ne m’accordait aucun moment de répit, ni de sommeil. C’est alors que je résolus d’aller voir le devin du village afin de m’imprégner de sa sagesse. Et je ne me suis point trompé. Dès que j’ai posé mes pieds dans son couvent, il m’accueillit en ces termes : — « Soigui, fils de Sounon, frère et ami intime de Garigui le sage. Je te salue ! Votre amour pour ce village et le souci de le voir rayonner de nouveau, vous seront reconnus par les ancêtres, un de ces jours dans l’au-delà. Notre village est actuellement entre les mains de notre chef Nayina. Si la vie de notre village repose sur les cultures et celle des cultures sur la pluie, l’arrivée de cette pluie, en ce jour, dépend, non pas de Dieu, mais de Nayina. Ceci fait exactement douze jours que le corps de celui dont je te parle, n’a jamais connu de l’eau. Il souhaite terminer le sarclage de son champ de riz avant de permettre le retour de la pluie. Soigui ! Les hommes ont cherché le pouvoir et ils l’ont reçu. Moi je ne peux rien faire, même si cela me préoccupe tant. Mais vous vous pouvez faire quelque chose. Allez, réunissez-vous à trois, puis allez le voir ! En allant chez lui, prenez le soin d’acheter douze colas et un coq noir. Les douze colas représentent le nombre de jour de sécheresse et la couleur du coq, symbolise, celle des nuages porteurs de pluie. Entrez dans la cour sans chaussures, ni chapeau et ne mangez rien de ce que vos femmes auront préparé. Une fois chez lui, Andounian, L’enfant nangnango. 49 évitez qu’il parle en premier. Mais saluez-le d’une voix unanime en ces termes : ‘’Père ! Tes enfants te saluent. Le village et tous ses sages te saluent. Il fait noir et les enfants sont venus demander conseil. Il fait chaud, et les enfants sont venus se reposer sous ton ombre. La terre est sèche et elle t’implore. Tes enfants ne sont pas venus les mains vides. Ils t’ont apporté des colas et un coq. En les acceptant, tu acceptes tes fils, tes filles, le village et cette terre desséchée. Nous te saluons Bâ.’’ Après ces mots, il vous dira quoi faire. Va ! Soigui, voir les autres et faites ce que je vous ai dit. » Quand Soigui fit le compte rendu de sa visite, Garigui, convaincu, dit « Qu’attendons-nous pour agir ? » Ils firent tout ce que le devin leur avait recommandé. Lorsqu’ils eurent terminé de prononcer les dernières paroles, le vieux trapus et vouté, la barbe allongée, les salua et les invita derrière sa petite case ronde. Il demanda à Garigui, le plus âgé d’entre eux, d’apporter de l’eau dans une calebasse. Ce qu’il fit sans perdre de temps. Une fois l’eau apportée, il se déshabilla, cita quelques incantations puis dit : ‘’mes enfants, aujourd’hui vous voudrez noircir le ciel, mais il sera nettoyé. Il ne vous reste qu’une seule chose à faire : me laver’’. Le ciel s’assombrissait au fur et mesure que l’eau passait le corps 50 Assan 1er Jumeau N’GOYE. du vieux. Aussitôt le toilettage terminé, aussitôt la pluie commença. Il y eut pluie ce jour comme cela ne ce fut depuis un bon moment. Chez lui, à la maison, Garigui continua de spéculer sur la scène dont il était le témoin vivant. « Comment les hommes arrivent-ils à défier la nature à ce point ? » s’interrogeait Garigui. ‘’Voici un de ces comportements cyniques qui mettent en péril notre existence, continua-t-il.’’ ‘’Mais la patience de Dieu envers les hommes est grande, vraiment grande. Si les clés de la vie étaient confiées à l’homme, j’imagine bien ce qui pourrait se passer. Ouf ! Heureusement pour la race humaine, conclut-il’’. Il était perdu dans ses réflexions quand son alter ego entra. — Bienvenu Soigui. Nous avec le monde. Chez eux, les salutations commencent toujours par des situations malheureuses qu’ils traversent. — Hum… ! Sabi kpâhi, nous avec le monde. Il nous apprend toujours, et je crois qu’il nous reste du chemin à faire, répondit Soigui. — Worou kpâhi, j’avoue que dorénavant ta vue me fait peur. Tu es devenu pour moi un oiseau de mauvais augure. Dis mon frère ! Quel malheur a encore frappé ? — Rien de si grave « Cette phrase de Soigui ne me rassure pas du Andounian, L’enfant nangnango. 51 tout. D’ailleurs, l’entendre dire ceci, c’est que les nouvelles ne sont pas bonnes. » Songea Garigui. — Cela fait deux semaines que nous avons réparé ce qui allait constituer un drame pour notre village. N’est-ce pas ? — Oui Soigui, exactement deux semaines. — La pluie d’hier n’était pas sans conséquences. Elle a emporté un jeune homme. Il s’agit en effet, du troisième fils de Bah Kpéré. Il est vrai que ce jeune homme ne faisait pas la fierté de son père, à cause de ses bras longs, mais après tout, il demeure un être humain. La vieille d’à côté, la vieille ourse aurait égaré hier au marché, trois pièces de cinq francs cfa qu’elle chercha en vain. Ayant supplié sans réponse celui qui aurait retrouvé les trois pièces de cinq francs de les lui remettre, elle décida de manifester sa méchanceté… Soigui observa un silence puis dit : — U ye gura dugé3 En entendant ces mots, Garigui tourna frénétiquement sa face puis, en signe de dégoût et de mépris, cracha sur le sol. 3-Littéralement cela signifie ‘’il a mis la pluie’’ en terme clair ‘’ il a voué l’auteur à la foudre’’ 52 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Les nuages présentaient un aspect étrange. On ne se douterait pas d’une telle catastrophe. La foudre n’a pas manqué sa cible. Le corps du jeune homme était aussitôt devenu noir comme un poisson boucané. Il ne pouvait pas être rapproché. L’état du corps saignait la conscience. C’était la désolation pour sa famille. — Nous tombons de Charybde en Scylla. Le monde est rempli d’ignominie. Et le mal domine ce monde. Mais la plupart du temps, nous sommes responsables de sa prédominance. Parce que l’homme cherche toujours à s’élever au-dessus des autres et à s’approprier à lui seul, les honneurs qui reviennent au groupe. Quand il parviendra à éteindre son ‘’moi’’ égoïste, le mal n’y sera plus. — Une chose quasi impossible. — C’est pourquoi le mal ne sera jamais éradiqué. — Il fait désormais partir de notre nature. — Evidemment. Il est inhérent à la vie sociale — Notre village se trouve dans un véritable dédale. Seul Dieu nous sortira d’affaire. Cher frère, je vais demander à partir. — Le repas est presque prêt. Attend pour Andounian, L’enfant nangnango. 53 qu’on mange cher ami ! — Non merci. Je dois partir. Elle aurait terminé de préparer et il faut que j’aille manger, avec un entier amour, ce qu’elle m’a préparé. Au revoir cher ami. Que la nuit nous soit paisible. Disait Soigui en s’éloignant de la maison de son frère. — Amen ! Que la nuit nous soit paisible mon frère. Dit Garigui tout bas. Malgré tout ce que nous avons fait, pensait Garigui, la saison ne sera pas sauvée. Nous sommes désormais en guerre contre la nature. Et nous ignorons jusque où cela nous conduira. Garigui tomba dans un sommeil profond sans se soucier de l’écoulement du temps. Il fut réveillé par les cris de la femme de Soigui. En voyant les larmes de la femme de son ami, il tremblait diaboliquement. « Qu’est-il arrivé à mon frère, se demandait-il ».VI S oigui est un chef de famille vigilant. Sa vigilance est telle qu’on le nommait Cerbère. Il avait le don d’apercevoir le moindre bruit même en état d’inconscience. Mais quelle confiance peut-on accorder aux facultés humaines ? La dualité de l’homme, constitue sa faiblesse. Ce jour-là, comme son ami, Soigui s’oublia entre les bras de Morphée. Tout souvenir de la veille lui fut inconnu. Lorsqu’il sut que Morphée avait abusé de sa générosité, il était déjà trop tard. D’un bond, comme 56 Assan 1er Jumeau N’GOYE. un soldat répondant à l’appel de son général, il se leva de son lit, et comme si son instinct l’avertissait de quelques situations malheureuses, il se dirigea vers son écurie qu’il trouva privée de ses habitants. Etonné du spectacle que lui offraient ses yeux, il s’essuya le visage par trois fois de suite, avant de se rendre compte de la réalité des faits. Et comme un enfant à qui l’on infligea deux injections sur les deux cuisses, Soigui affaibli, perdit la vigueur de ses pieds. Il se laissa aller par terre, resta là médusé quelques minutes avant de pouvoir se relever. Sans attendre ni avertir qui que ce soit, il suivit du village jusque dans la brousse, les traces de ces étrangers à la vie sociale qui avaient emporté ses deux taureaux. Dans la brousse, Soigui expulsait frénétiquement les morves qui coulaient de temps en temps de ses narines. La colère lui transperçait le corps. Il ne retenait pas son souffle. La respiration devenait de plus en plus difficile pour lui ; parce qu’elle était mêlée à la colère. Il venait de parcourir quinze kilomètres. Toujours rien. Mais il ne se décourageait pas. Le soleil brilla de tout son éclat ; et toujours rien. Sa femme à la maison ne se souciait même pas de l’absence de son mari. Mais sa peur fut réveillée par l’arrivée de l’enfant chargé de paître les bœufs. « Comment se fait-il que tu sois ici alors que ton père n’y est pas ? » Interrogea-t-elle avec un ton de surprise. Elle continua : « N’étiez-vous pas ensemble ? » Les réponses de l’enfant furent négatives. C’est à ce moment que la femme commença Andounian, L’enfant nangnango. 57 par s’inquiéter. Après quelques minutes d’attente agitée, elle l’annonça à Garigui, l’ami intime de son mari. L’annonce de cette nouvelle fut accablante pour Garigui qui n’avait plus de temps de réfléchir. Il informa tout de suite tout le village. Tout le village alerté, se dota de ses bras valides ainsi que des personnes qui s’y connaissaient en matière de gris-gris. Environs seize personnes dont Garigui, sont décrétées pour la cause. Cinq du clan des forgerons, cinq autres du clan des chasseurs et les cinq restants constitués de diverses catégories de jeunes en âge de parcourir deux cents kilomètres à pied sans sentir la moindre fatigue. Parmi ces jeunes, on peut distinguer Bio Baga, pour sa vitesse ; Gouda Ban’nan, pour sa force herculéenne ; Aliou, pour son adresse ; Sanni Baayé, pour sa vigilance ; et Bata dont le son du tam-tam avait la réputation de ressusciter même les morts et les envoyer dans les champs de bataille. Tous avaient quelque chose à prouver, mais ils ne parviendront à trouver leur frère qu’en mettant chacun son don au service de l’autre et former ainsi un seul homme. Le message est clair : retrouver Soigui, ses bœufs et les ramener sains et saufs au village. Comme les argonautes avec Jason à la conquête de la toison d’or, les seize hommes quittèrent le village au regard de tous, à la recherche de Soigui. Bata, le tam-tam en bandoulière, entonna un chant de guerre qui secoua tout le village et donna envie aux impotents de prendre les armes et suivre les com- 58 Assan 1er Jumeau N’GOYE. pagnons de Garigui. Les hommes disparurent dans la brousse ; seul le son du tam-tam de Bata se faisait entendre de plus en plus loin du village. Deux jours sont passés et aucune nouvelle des hommes. C’est le deuil dans le village. Dans la brousse, les hommes se démerdèrent mais sans aucune nouvelle de Soigui. Leur expédition se transformait souvent en une partie de chasse où Aliou faisait ses prouesses. Bio Baga de son côté n’aimait pas du tout que le gibier soit atteint à la tête mais sur l’aile pour lui permettre de l’achever à pied. Parfois, il revenait avec un lièvre male vivant, respirant à l’agonie. Ils venaient ainsi de parcourir deux cents trente kilomètres et la fatigue commençait à avoir raison sur eux. Le désespoir s’installait dans les cœurs. « Comment pouvait-il prendre seule la route sans tout au moins alerter le village ? » demanda l’un des chasseurs décontenancé. « Nous ignorons concrètement ce qui a puis se passer, répondit un des forgerons. Cela ne ressort nullement de son habitude. » Poursuivit-il. — Mes chers frères, intervient Garigui, nous traversons en ces moments des heures si sombres. Vous le savez autant que moi. Nous n’avons connu rien de pareil. Les forgerons et les chasseurs peuvent en témoigner. Et toutes les fois que nous bouchons un trou, un autre s’ouvrait à neuf. Nos vieilles manières n’ont pas portée de leur fruit jusqu’ici. Andounian, L’enfant nangnango. 59 Dans toutes ses situations malheureuses que nous traversions, il y a tant d’énigmes que nous devrions chercher à résoudre. Heureusement que nos braves jeunes sont ici ; ils entendent et ils voient tout. Vous comprenez mes chers garçons que, lorsque la vie actuelle est rose pour vous, pensez toujours à ce qui se prépare. Une pensée essentiellement statuée sur le présent, est une pensée infantile. La pensée mature, est celle qui pense anxieusement au futur et qui sait prévenir les situations malheureuses. Cela a fait la renommée de biens de gens. Ne faites jamais passer votre bonheur individuel et égoïste au détriment du bonheur de tous. Cette attitude ne fait pas un homme mais un animal. En ce moment, un devoir nous unit tous : retrouver notre frère. La perte d’un frère dans ce village, serait pour nous une catastrophe. Toutes ces femmes, tous ces enfants et ces vieillards que nous avons laissés derrière comptent sur nous. Toutes leurs attentions sont désormais tournées vers nous. Ils pensent et ils croient que les chasseurs et les forgerons ne peuvent guère aller à la recherche d’une même chose et revenir sans elle. Comment pouvez-vous, d’ailleurs le justifier si cela se produisait ? Hélas ! vous ne pouvez point l’effacer de la mémoire de ces petits enfants qui vous ont 60 Assan 1er Jumeau N’GOYE. vu partir. Quel regard auront-ils de la jeunesse et du devoir vis-à-vis d’un ainé ? Nous avons une chance pour écrire notre histoire. Saisissons-la sans relâche. Ces mots de Garigui ont fait remonter l’adrénaline à tous. Le son du tam-tam de Bata retentit derechef. Gouda Ban’nan arracha aussitôt une jeune plante aux racines solides et profondes. « Non Bani, réserve tes forces pour ce qui vient, lui dit Sanni Bayé qui recevait les cris dans le lointain. » Il parvint à situer la direction. Sans attendre, les argonautes se précipitèrent en direction des cris. La vitesse de Bio Baga lui donna une longueur d’avance sur tout le reste. Arrivé sur les lieux, il fut très déçu de ce qu’il voyait. Lui qui pensait pourvoir s’offrir une victoire historique, tomba évanoui dévoré par la fatigue et la déception. Au village, la femme de Soigui attendait dans l’impatience le retour des hommes et surtout de son mari. Qu’adviendrait-il si celui-ci ne lui revenait plus ? Elle ne veut même pas penser à cette option. Ses prières s’intensifiaient laissant de temps en temps quelques cris de douleur s’échapper de sa bouche comme pour dire à Dieu : « permet que je puisse le revoir une dernière fois afin de lui témoigner de mon amour. On ne prend conscience de la valeur de l’ombre que lorsque le soleil brille en éclat. Qui peut marcher deux fois sur les testicules de l’aveugle ? GusunonBio Wuré, si tu me donnes cette Andounian, L’enfant nangnango. 61 chance de le revoir, je promets lui témoigner mon amour tout le restant de ma vie ». La femme avait changé ses habitudes tout comme si elle n’attendait la disparition de son mari pour sortir sa beauté. Elle était méconnaissable. Les douze jours d’absence de son mari se sont fait sentir à travers son corps, mais cela la rendait belle. La naturalité de son teint commença par attirer plus d’un. Désormais, ce ne sont plus les trois qui prenaient du plaisir à boire le tamsoian qu’elle prépare mais Tabé et Dandagou se joignirent à eux. Alors que la femme avait fini de vendre son vin rouge, et qu’elle se trouva sur le chemin de la maison, elle fut rattrapé par le kirigou. « Le roi souhaite te voir dès l’instant même au palais, lui dit-il ». « Permet que je puisse me décharger de mes fardeaux, répondit-elle ». Quand le roi demande à voir quelqu’un, on ne demande pas la cause sous peine de mort. Après avoir déposé ses bagages, elle suivit tranquillement l’envoyé. — na gafara kănan. Dit la femme. — Debout ma fille et sois à l’aise. Recommanda sa majesté, qui était dans sa tunique nocturne laissant assister à un spectacle juste en bas de son ventre. En voyant ça, la femme prit peur et se mit à sangloter de larmes. — Qu’as-tu ma fille ? demanda le nansounon qui la trouva encore séduisante. — Je présente mes excuses au nansounon pour 62 Assan 1er Jumeau N’GOYE. mes pleurs. J’ai bien senti que mon mari m’a détruit en me laissant dans cet état… — Justement, je suis là, ne t’en fait pas. Je te donnerai la joie de vivre. En disant tout ceci, il se mettait déjà à toucher la femme qui continuait par gémir. — On m’a dit que je ne pourrai plus vivre encore longtemps avec cette haineuse maladie. La femme écarquilla aussitôt ses cuisses pour laisser l’infidèle observer la plaie béante qui s’était installée là. Le roi la repoussa en criant « sors vite et ne me touche pas ». Il remit frénétiquement son caleçon et sortit de la chambre. — Kirigou, interpella sa majesté, accompagne la chez elle. — Déjà, son altesse ? demanda le kirigou. — A quoi pensais-tu salopard ? dit le roi très en colère. La femme fut raccompagnée chez elle alors qu’il sonnait déjà trois heures du matin. « Tu ne penses guère à tes sujets qui sont depuis bientôt treize jours dans la brousse, mais c’est de s’en prendre à ce qui leur reste pour les détruire définitivement, se disait la femme tout en nettoyant ses Andounian, L’enfant nangnango. 63 cuisses. Si celui-ci devenait définitivement notre roi, alors nous n’attendrons rien de lui, pensa-t-elle. Un prétendant qui se prend déjà pour roi. On aurait tout vu à Temkpé, conclut-elle ». Une femme sotte, pensa-telle, est celle qui trahit son mari en temps de malheur aussi bien qu’en temps de bonheur, mais la femme sage maintient son foyer, même par la ruse. Elle commença sa prière nocturne comme à son habitude avant de se coucher. Bio Baga à genoux regardait les singes sautiller d’une branche à une autre en émettant des cris semblables à celui des hommes. « C’est des singes, cria un des chasseurs aussi déçu. » — On ne le retrouvera pas. Lança un des forgerons. Nous devons rebrousser chemin. Mais de loin, Sanni Baayé semble voir quelque chose bouger. Il fixa longuement. Il voyait Soigui au milieu de deux hommes géants comme un baobab. « Là-bas ! cria-t-il aussitôt ».Tous étaient, cette fois convaincu de voir les mêmes choses. Aliou visa de loin et avec son arc, il atteint un des géants sans effet. Arrivée sur les lieux, Bio Baga trouvant Soigui moribond, bondit sur l’un des robustes qui le projeta sans effort d’un coup 64 Assan 1er Jumeau N’GOYE. de poing. La colère de Gouda Ban’nan l’empêchait de retrouver l’habileté de ses pieds. Elle le mettait au sol dans sa course. Voyant Bio projeté par terre, il émit un cri de rage qui fit trembler la terre. Aussitôt, il se trouva près d’un des géants, le prit entre ses mains, courut avec lui, puis remarquant un arbre, il le cogna contre lui, émit un second cri de rage et le géant et l’arbre, se trouvèrent à terre. Le géant était vaincu. Le second, voyant ce que Gouda vient de faire à son compère, ne se fit pas attendre. Au moment de s’enfuir, Aliou, une seconde fois, plus près, visa et rien ne se produisit. Sa flèche n’eut aucun effet sur la peau ridée et trapue du géant. Il s’enfuyait davantage à merveille. Les efforts de Ban’nan pour le rattraper furent vains. Aliou, les yeux fixés sur le fugitif, secoua de temps en temps sa tête en signe d’échec. Mais l’espoir naquit lorsque les forgerons hic et nunc forgèrent une arme puissante que les chasseurs dotèrent d’un poison mortel capable d’anéantir tout un village. Aliou vit la nouvelle flèche forgée et se mit à rire en signe d’une imminente victoire. On remit l’arme à son maître ; car se fut forgée en son nom. Aliou palpa le joyau et bénit les ancêtres. Le tam-tam de Bata retentit trois fois wlem ! wlem ! wlem ! Le maître prit sa flèche, le positionna, alors Andounian, L’enfant nangnango. 65 qu’on ne voyait plus le géant, et tira tout droit en haut. Quelques secondes après, un grand bruit se fit entendre semblable au grondement du tonnerre. Se tournant vers les forgerons et les chasseurs, Aliou siffla et Bata entonna un chant de victoire qui mit tout le staff en ébullition. L’on dansa et l’on chanta. Car l’arme ne pouvait sortir sans être honorée. On éleva un autel sur les lieux pour glorifier le nom des ancêtres. Les géants étaient vaincus. Les chasseurs prirent soin de Soigui qui était grièvement blessé. Les mélanges de feuilles et de racines préparées sur le champ, donnèrent vie et espoir à Soigui. « Qui sont ces hommes ? D’où viennent-ils ? »Se demandait Garigui sans même se soucier de son ami. Les bœufs sont cherchés et ramenés au lieu des combats. Tout était enfin prêt pour retourner au village. Les valeureux hommes avaient ainsi accompli leur devoir. Ils peuvent regagner le village avec fierté et abnégation. La nuit était tiède et paisible. Elle était à peine éclairée par un pâle croissant de lune. Les grillons chantaient à merveille. Le calme régnait dans le village. Sans dire mot, chacun alla chez soi. Soigui immobile écoutait religieusement les prières qu’adressait sa femme à Dieu. Il resta là quelques minutes avant de faire remarquer sa présence. Sa femme, 66 Assan 1er Jumeau N’GOYE. impulsivement se jeta à son coup sans faire attention à ses blessures. Elle l’étreignit longuement avant de le relâcher. Soigui pensait être en face d’un ange tellement sa femme était méconnaissable. Cette nuit-là, Soigui gouta à l’amour et oublia le passé. « L’amour est un puissant remède ; et l’homme qui vit sans femme est un zombie » Songea Soigui.VII Le lendemain matin, on annonça une grande réunion et tout le village se trouva sous le baobab. L’on pouvait voir de loin, Soigui, Garigui et les quinze autres personnes partis pour l’expédition assis à part. Soigui présentait un visage plutôt décontracté. Un visage qui contredisait les pronostics d’un mal accablant. « Pourquoi présente-t-il un visage heureux ? » demanda Tabé à Dandagou. « Quand tu laisses une terre en jachère, la première année de la récolte donne toujours un sourire » répondit Dandagou. Cette réponse n’aida point Tabé. Elle le troubla plus. Mais Tabé émit aussitôt un rire retentissant qui cassa le silence, après avoir compris le sens de la réponse de Dandagou. Cet acte révolterait s’il ne venait pas de 68 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Tabé. La banalité avec laquelle il juge les situations fait sa renommée. Même si l’air heureux que présente Soigui troublait aussi Garigui, celui-ci s’interdit de se laisser dominer. Sa majesté avait trouvé un prétexte pour ne pas se présenter à l’assemblée. Son absence ne se faisait même pas constater. Garigui se leva du milieu de la foule, puis salua la présence de tous et s’exprima en ces termes : — « Chers valeureux soldats de Temkpé, aujourd’hui, nous avons prouvé que nous sommes un peuple uni et fort. L’acte de bravoure que nous venons tous ensemble d’accomplir est le signe d’un vrai amour. Nous avons accepté laisser derrière nous nos femmes, nos enfants, nos cultures à la recherche de notre cher frère Soigui. Et nous voilà au bout de la tâche que nous avons déjà accomplie. Je crois qu’aujourd’hui, chacun vient de marquer l’histoire de son clan. Le nom des valeureux chasseurs, maîtres des feuilles et des racines, ennemis et amis des animaux, des oiseaux, des reptiles et bien d’autres, sera chanté par nos filles, nos fils et nos petits fils. Nul ne méprisera votre noms, vous qui avez compris le langage des animaux et percé le secret des plantes. En ce jour, nous vous saluons. Et vous chers forgerons, que vos noms soient chantés par les fers mais aussi et surtout par les hommes. Qui peut faire la chasse sans avoir recours Andounian, L’enfant nangnango. 69 à vous ? Qui peut cultiver la terre sans se souvenir de vous ? Qui peut entreprendre une guerre sans vous aviser ? Vous qui êtes entré dans le secret du fer et qui le manipulez jusqu’à lui donner une forme idéale. Vos fers ne creusent là où la main d’homme n’y peut rien. Vos fers affrontent ce qu’aucun homme ne saurait approcher. Vos fers déracinent ce que l’homme ne peut ébranler. Vous qui avez forgé une arme puissante et qui, de loin, chercha et transperça les entrailles de notre ennemi, ce jour, nous vous bénissons ainsi que vos fers avec vous. Vos noms seront inscrits sur vos fers et dans nos cœurs. Recevez nos sincères salutations. Ô vous jeunes gens, vous avez montré que la jeunesse n’est pas synonyme de dépravation, de désobéissance et de mépris. Nul ne méprisera votre jeunesse. Vos noms seront chantés par tous les griots. Vos noms seront mentionnés dans les contes et les légendes. Vos petits frères vous respecteront et vous serez invités à la table des grands. Que la force, la bravoure, la vigueur, l’intelligence et l’amour vous unissent à jamais. » Et se tournant vers le peuple, il dit : — « Chère population de Temkpé ! C’est vrai que nous traversons en ces moments des 70 Assan 1er Jumeau N’GOYE. heures si sombres ; mais sachez que l’ombre peut être vaincu par l’union. Jamais nous ne serions en mesure de ramener notre frère et ses bœufs sains et saufs, si nous n’avions pas mis nos forces en commun. Un seul homme ne peut faire ce que plusieurs feront. Que cette victoire nous serve tous de leçon. Comprenons que notre prochain est nousmêmes, et qu’il veut ce que nous voudrons. Celui qui veut mener sa vie dans la solitude, sera pétrifiée de honte et de haine. Un jour viendra où cet homme aura besoin de son prochain, mais ayant décidé de vivre seul, la honte ne le lui permettra pas et la haine sera toujours dans son cœur, en voyant les autres grandir ensemble. L’homme est constitué de plusieurs organes à l’extérieur comme à l’intérieur. Ensemble, ces organes font de lui un HOMME. Lorsque l’un des organes fait défaut, alors il ne sera plus homme, mais plutôt homme tel. Unissons-nous pour construire notre peuple dans la bravoure et l’amour… » Avant ces mots de fin, on entendit de loin faabaooo faabaooo faabaooo ! Puis, on aperçut une fumée qui remontait le ciel. Une maison était en feu. Voilà ce qui mit fin au discours solennel de Garigui. Tous se levèrent, de l’eau sur la tête en direction des lieux, mais c’était trop tard. L’étable de Gbédounin était en feu. Son grenier, proche de l’étable, fut consumé Andounian, L’enfant nangnango. 71 par le feu. Tout était brulé, les bovins calcinés, rien ne lui restait, même pas sa chambre. Mais la foule se dissout aussitôt, lorsqu’elle se rendit compte de l’attitude condamnable de Gbédounin. En effet, celui-ci s’était régulièrement rendu au champ sans se préoccuper des affaires du village. Il n’avait observé aucun moment de deuil. — L’obsession agricole de Gbédounin l’a éloigné de la société. Seul son travail comptait. Cette attitude qu’il a tant nourrit s’oppose radicalement à l’essence du travail. Chez nous les travaux champêtres revêtent une fonction essentiellement sociale. Faire des travaux champêtres une affaire personnelle, c’est vouloir détruire ce qui constitue la texture de notre société. Voilà ce à quoi nous convie l’incongruité de Gbédounin. Il agit et vit comme un métèque. Sa place n’est pas parmi nous. Mais je crois que les dieux l’ont assommé. Murmura Soigui à Garigui. — Pure sottise. Mais mon inquiétude est autre. La saison s’annonce très difficile pour nous. Il s’en est fallu de peu pour que mon enfant meure au champ lors de mon premier labour. Il a reçu un coup de sabot sur la tête. Après quelques heures de panique, l’enfant ouvrit finalement les yeux et nous le conduisîmes à l’hôpital pour les soins. J’étais plongé dans le cauchemar quand les 72 Assan 1er Jumeau N’GOYE. cris de ta femme m’amenèrent à la réalité. Je fis aussitôt des yeux de merlan frit en signe de tristesse et de profonde déception. Mais cela n’avait l’air de plaire à ta femme. Elle ne voulait pas être victime d’une mort tragique et ridicule. Une annonce quelle qu’elle soit ne doit pas faire fléchir un homme. Et il ne se contente pas de l’information, il pense aussi à sa résolution. Si je m’étais laissé dominer par la tristesse, alors on pouvait dire adieu tout l’exploit que nous venons de réaliser. La résolution des situations complexes fait de nous des hommes. Et la vigueur de notre foi se mesure par elle. La vie est une énigme. Seul celui qui a existé, celui qui a vu les saisons, les peuples, les hommes et les femmes, et qui y prête attention, s’en sort victorieux. C’est pourquoi un enfant ne s’assied pas à la table des grands. Il lui faut vivre avant d’y accéder. Soigui nous avons vu assez de saisons, assez de peuples, assez d’hommes et de femmes, mais il y a une énigme dont le sens nous échappe toujours. Il nous faut encore apprendre ; car c’est ainsi qu’on pourra enseigner. — Mon cher frère, n’est-ce pas les présages d’une catastrophe imminente ? — Quelque chose s’annonce, mon ami, à laquelle il nous faut réfléchir.VIII S oudain, le ciel s’assombrit. Un vent tiède traversa le village. Un silence total régna aussitôt. Mis à part les cigales et les hiboux qui émettent de temps en temps quelques cris, rien ne semble vivre dans ce silence éternel. La nuit ne tarda pas à céder place au jour. Ce qui fit penser à l’éternel recommencement du temps. Mais l’existence semble bien partir aujourd’hui. On pouvait lire sur le visage de tout ce qui respire la régénérescence. Les tourterelles, les chiens, les moutons, les cabris, les hommes et surtout les bœufs imprimaient une bonté de vivre. Car, leur survie dépendait d’une bonne saison, une saison bien enrichie par la régularité de la pluie. De loin comme de près, on apercevait des beuglements. Tout ceci est familier même au der- 74 Assan 1er Jumeau N’GOYE. nier des esclaves de ce village. Une hymne naturelle qui annonce chaque matin le sort de l’homme après la désobéissance. Tout le monde connait ici le taureau de Tabé. Il a déjà défoncé plus d’une dizaine de taureaux voisins. Un taureau de couleur noire parsemée de blancs. Ces cornes aux bouts très pointues, taillées par ses maîtres, se font face. Il est fréquent ici le combat des taureaux. Les petits pasteurs opposaient parfois les taureaux ou bien ce sont eux-mêmes qui s’affrontaient volontiers. Une suite logique de leur nature. Depuis peu, les combats de taureaux ont perdu de leur droit de cité. On les jugeait très immonde. Dorénavant les auteurs de ces combats sont punis. Et quand les taureaux s’affrontaient entre eux, on les séparait sans attendre. Aujourd’hui, dans le village, tout le monde se réjouit d’une première activité paisible. A contrario, Gbédounin a passé tout son temps, le coupe-coupe en main, à chercher l’auteur de son malheur. Son cri de rage retentissait à travers tout le village. Il grognait comme un buffle pris au piège. Il se trouva que sa femme avait découvert l’auteur de cet incident. Connaissant bien son mari, elle n’eut point le courage de le lui dire. Elle ne voulut point jouer ce rôle-là sous peine de renvoi, après, bien sûr, plusieurs coups de lanière. La mémoire du premier usage de cette chose sur elle, n’est pas encore morte. Ce jour où elle accusa de retard dans la préparation Andounian, L’enfant nangnango. 75 de la bouillie qui devrait accompagner son mari au champ. Mais l’heure n’est pas au souvenir. Gbédounin chercha en vain cette personne mythique, auteur de la catastrophe. Obligé de se calmer, il songea maintenant à la recherche d’une solution. Et la question fondamentale qui lui traversa la cervelle est de savoir s’il peut construire sa maison sans le concours du village. Sa femme, à l’écart, ne pouvait pas s’approcher de son mari pour lui parler. Ses idées ne sont d’ailleurs pas prises en compte. Gbédounin se sentit seul, seul au monde, sans homme ni Dieu. Seule la terre le soutenait. Cette situation le plongea dans des questionnements interminables. On aurait cru que c’est ce jour que les questions de valeurs ont commencé par avoir un sens dans sa conscience. Il était là malheureux quand vinrent Soigui et Garigui. L’accueil était insolite. Ils se demandèrent en eux-mêmes, s’ils ont réellement à faire avec le vrai et l’authentique Gbédounin. « Depuis quand a-t-il commencé par accueillir les gens ainsi ? » Se demandèrent-ils. Voyant cela, sa femme ne s’empêcha pas de manifester sa surprise : Aujourd’hui, moi Baké Dandaré, fille de Sounon Worogo, j’ai vu le jour. Aujourd’hui, j’ai connu un homme, comme les autres hommes. Aujourd’hui j’ai trouvé un mari. C’est aujourd’hui que mon mariage est célébré. C’est aujourd’hui que j’épouse Gbédounin, fils de Baraga le père du genre humain. Je bénis ton âme car ton fils a retrouvé tes traces. Pourquoi ne bénirai-je pas le tout puissant qui souffla cette situation. Si les situations difficiles peuvent nous 76 Assan 1er Jumeau N’GOYE. rendre humains, alors nous en avons besoin autant ; La nature ne fait rien en vain, tout s’inscrit dans un cadre bien défini. Aujourd’hui mon mari est né et mon âme tressaillit de joie. Que toutes les femmes du monde entier se réjouissent avec moi. Battez les mains, les pieds ; remuez la tête ; bougez votre corps ; réjouissez-vous avec moi ; Les vrais amis de l’homme, ne sont pas ceux qui rient et qui mangent avec lui. C’est ceux qui en temps de désespoirs viennent au secours de l’ami pour lui remonter le moral et lui donner une nouvelle chance de vivre et de devenir homme ; Aujourd’hui, Soigui et Garigui m’ont montré le vrai sens de l’amitié. Que la terre de nos aïeux vous comble de ses bénédictions. Mon mari, aujourd’hui je suis la bienvenue chez toi. Aujourd’hui, je suis ta femme, celle qui te comblera de joie, et qui te donnera dorénavant des héritiers. Que les ancêtres te comblent de bénédictions. Et maintenant, permettez à la femme de Gbédounin de vous servir à boire et à manger. Buvez et mangez car c’est mon cœur qui vous sert. Ils comprirent tous ce jour, que l’expérience conseille mieux et bien que les mots. Elle est maîtresse de l’éducation par excellence. Sans elle, l’éducation ne serait qu’une pure spéculation sans fondement ni ressort ; sans beauté ni vie. Aussi, comprirent-ils que, quand l’homme en fait à sa tête il vaut mieux le laisser aux vicissitudes du temps. Ainsi éprouvé, il deviendra un HOMME. Pour Gbédounin, c’est bien là une bonne leçon de la vie. Une leçon que seule la nature enseigne, non la science ni quelques théories humaines. Même son chien, qu’il nommait Andounian, L’enfant nangnango. 77 Dounan, oublia aussi sa gueule. Assis à côté de son maître, la tête à même le sol, il bougeait sa queue en signe d’approbation, méprisant par là même sa condition. Dans sa condition animale, il comprenait plus que quiconque la situation de son maître. Au fond de lui il pensait : que tu es heureux maître d’être un homme et d’avoir une telle femme ; le péché de la nature est de nous avoir privés de la possibilité de choisir notre partenaire et de la posséder à vie. Hélas ! À la guerre comme à la guerre. Ainsi se traduit notre combat sexuel. Cette première étape ratée, te voilà au travers les rues cherchant qui dévorer. Et notre vengeance tourne souvent autour des petits nés de ce que nous avons raté. Ainsi va notre vie sexuelle : le plus fort a le droit. Sa force lui procure la vie, loin de la rage. Tant mieux. Pour ma part, je n’ai qu’à me féliciter pour m’avoir procuré ce vaccin naturel. Que ça fait du bien. Outre ce côté négatif, je crois que nous menons une existence paisible et merveilleuse avec nos maîtres qui sont gentils avec nous. Ce n’est qu’à la fin du chant de sa femme que Gbédounin se tourna derechef vers ses hôtes. Et pour la première fois, dans son allocution, il prononce le mot frère à leur grande surprise. — Soyez les bienvenues mes frères. Je suis ravi de votre visite. Faites comme chez vous. — Gbédounin notre frère, dit Garigui, nous avons vu ce qui t’es arrivé, et nous ne pouvons pas demeurer impassible face à cela. C’est pourquoi mon frère et moi sommes 78 Assan 1er Jumeau N’GOYE. venus partager la douleur avec vous, ta femme et toi. Car ce qui arrive aujourd’hui à l’un, arrivera à l’autre demain. Ce qui t’est arrivé aujourd’hui peut arriver à n’importe qui d’entre nous. Mais souvent nous sommes auteur de ce qui nous arrive. C’est ce qui justifie notre présence d’ailleurs. Gbédounin a compris où voudrait en venir ses frères. Et il s’exprima : — Mes frères, je réalise aujourd’hui que je m’égarais de la société par mon comportement. Je sais que cette maison qui vient d’être consumé, n’était pas le produit de mes efforts personnels, mais plutôt le fruit de la collaboration de tous. Je ne sais quel esprit s’était emparé de moi jusqu’à me conduire là. Je dois des explications au peuple. Et j’ai besoin de vous, mes frères ; vous qui n’avez jamais cessé de manifester le moindre amour pour les autres. Aidez-moi à réparer ce que j’ai gâté. Gbédounin se mit à sangloter de larmes. — Gbédounin, n’oublie pas que tu es un homme et non une femme. Ce que tu fais n’est pas digne d’un homme. Nous comprenons bien ton émotion ; mais il faut en toute chose savoir garder ses émotions. Tout ce qu’il faut pour relever cette maison, nous Andounian, L’enfant nangnango. 79 le ferons. Nous croyons que dès demain, tout le village se mobilisera pour la reconstruction de ta maison. C’est notre devoir à nous tous, habitants de ce village, de venir en aide à celui qui en a le plus besoin. Pour l’heure nous ne te promettons rien. Ce soir, nous tiendrons conseil. L’assemblée est souveraine et elle décidera… Sur ces mots, les hôtes se levèrent et partirent. Le lendemain matin de bonne heure, une myriade de jeunes filles, de jeunes garçons et quelques adultes réunit autour de la demeure consumée de Gbédounin, se mit au travail. C’est un rencard de solidarité. Il était dans le plan de Garigui et Soigui, de faire une très grande surprise à Gbédounin. Les vrais hommes sont à cet effet, sollicités pour la cause. Nan’nou, l’homme aux mains lestes, se vit confier la construction de la chambre de Gbédounin et de sa femme. Les dimensions sont revues, et le modèle aussi. Kora, le dernier menuisier encore à l’œuvre, se vit confier la toiture au grand plaisir de Séro son aimable frère qui se vante toujours d’avoir un des rares frères qui participa à la construction du palais royal. Plus qu’un honneur, c’était un défi. On sait comment Kora est parvenu à dépasser ses concurrents et obtint en mariage la nièce du roi. Lorsqu’il posa les mains sur la poutre, ce souvenir naquit à neuf. Mais ce n’est pas le moment de se laisser contrôler par ses souvenirs. Pour l’heure, l’urgence l’appel à l’œuvre. Il faut terminer les travaux avant 80 Assan 1er Jumeau N’GOYE. midi. Gbédounin passera surement à cette heure-là, et il faut qu’il vienne découvrir le joyau. La présence de Gbédounin dans la grande famille avait donné lieu à une réunion familiale extraordinaire qui dura plusieurs heures. Un repas familial mit fin à l’assemblée. Heureux d’avoir fait la paix avec tout le monde, Gbédounin décida de prendre une pause avant de se rendre dans son pentagone en ruine. Lui, qui avait passé la nuit dans la grande famille, après plusieurs années d’absence, ignorait totalement la métamorphose que subit sa demeure. Le soir de son arrivée, une chambre fut préparée spécialement pour Gbédounin et sa femme. Cette nuit-là ne fut pas, pour les deux, comme les autres. Elle était à l’image d’une première nuit de noces. De temps en temps on entendait les bruits sourds sortir de leur chambre. Cette attitude réveilla l’envie de certains qui se jetèrent aussitôt sur leur femme sans art et redescendre promptement laissant leur partenaire au dégoût. Chez Gbédounin tout se passait autrement. « Baké, tu es une belle femme. Sans toi je n’aurais pas supporté le poids de la vie. Tu as toujours été pour moi une boussole. L’amour que j’ai pour toi est si profond que j’éprouvais toujours l’angoisse de te perdre. Une telle idée me conduisait parfois à poser des actes contraires à la raison. J’ai toujours eu de mes amis l’idée qu’un homme ne doit pas manifester autant d’amour à sa femme de peur que celle-ci ne contrôle sa vie ou qu’elle ne fasse de lui une marionnette. Mais je réalise que Andounian, L’enfant nangnango. 81 cela n’était pas vrai. Tu es une femme spéciale. Baké ! Seras-tu toujours là pour moi ? » Demanda Gbédounin à sa femme. « Rien ne me séparera de toi dès cet instant » répondit-elle. — Quel nom donneras-tu à ton enfant si tu en avais eu ?demanda Baké. — Avant ces instants, je l’aurais nommé ‘’Gosari’’, (il n’y a pas l’homme). Mais dès lors, je l’appellerai ‘’Andounian’’ (le monde). Sur ces mots, sa femme laissa s’échapper quelques larmes que Gbédounin essuya avec science. Ce geste donna une extrême envie à Baké qui se colla aussitôt à son ange. Gbédounin considéra cet acte comme une transition. La femme voulut dire quelque chose mais Gbédounin l’en empêcha par un baiser divin qui lui fit frémir comme prise en proie par la torpille. Les mains agiles de Gbédounin quitta les cheveux de sa femme pour rechercher ses callipyges. Il les mania avec une extrême délicatesse avant de revenir sur ces nénés. Il ajusta sa bouche pour la laisser faire l’affaire, car c’est elle qui sait le faire. La femme découvrit une sensation extraordinaire. Elle voulut crier de bonheur mais elle n’avait plus de voix. Avant de monter sur elle, Gbédounin passa son doigt autour de son ventre qu’il caressa techniquement en descendant encore plus bas. Sur ce, 82 Assan 1er Jumeau N’GOYE. la femme suffoqua. Elle s’abandonna totalement à Gbédounin qui la posséda à sa guise et à son grand plaisir. Ce jeu dura plusieurs heures tout comme si c’était la dernière. Lui qui n’avait plus connu sa femme à cause des premiers actes sans fruit, s’est réjoui de cette dernière nuit passée ensemble. La femme ne s’était jamais sentie tant aimée; et l’homme n’avait d’autres sentiments que d’avoir véritablement et amoureusement connu sa femme. « Un tel acte ne pouvait demeurer sans résultat. A moins que les dieux soient devenus des hommes. » Songea Gbédounin.IX Les travaux prirent fin à midi pile à la satisfaction totale du groupe. Garigui et Soigui précipitèrent quelqu’un, chercher Gbédounin. Une heure passa et bientôt deux heures, sans les nouvelles de l’envoyé. On envoya une deuxième personne sans réponse. « Que s’est-il passé ? » Se demandèrent les uns aux autres. Et comme on entend souvent dire : vaut mieux accomplir soi-même ses urgences au lieu de les confier à autrui, Garigui et Soigui décidèrent d’aller en chair et en os voir exactement ce qui se passait. Mais hélas ! Les nouvelles ne sont pas bonnes. De l’humain que devenait Gbédounin, de la joie qu’il donna à sa femme, de la construction harmonieuse qui s’est faite en son nom, il ne pouvait plus aller au-delà de ce que la nature lui a repar- 84 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ti comme durée terrestre. Etait-ce le moment ? Personne ne saurait le dire. Tout contre fait, bon gré mal gré, Gbédounin vient de tirer sa révérence. Soigui, auprès de son alter ego, n’ayant plus de pied ni de bouche, se trouva simplement à terre. Puis d’une voix lugubre il articula ces quelques mots : «la nature est dure avec nous. De toute ma vie, de l’histoire de ce village, jamais je n’ai traversé aucune situation semblable à celle-ci. Il faut vivre pour vivre ; il faut avoir traversé les âges pour apprendre réellement à vivre avec les événements. Nous vivons ce que nul n’a vécu ; nous voyons ce que nul n’a vu. Ce que nous traversons ces derniers temps, n’est plus en notre pouvoir. Quel calmant peut apaiser les douleurs de la femme de Gbédounin. Soulevant sa tête et regardant Garigui, il dit : gariya sùn wàari4 . » Mais Garigui était paralysé et immobilisé comme tombé sous le regard de méduse. « Les morts se suivent mais ne se ressemblent pas », bredouilla-t-il. « Le temps est un véritable fardeau pour les hommes dont les événements sont les agréments. Il nous arrache l’instant de bonheur et nous plonge dans une spéculation sans borne. Quelle est notre place dans ce monde si nous ne pouvons même pas contrôler les événements ? Sommes-nous nés pour subir le poids de l’existence ? Nous vivons et mourront sous le pouvoir et le contrôle de la nature, non sous notre propre pouvoir. Tout ceci montre qu’aucun 4« La parole nous ait tombé dessus. » Andounian, L’enfant nangnango. 85 être n’est libre. Nous ignorons ce qui est arrivé et ce qui se prépare. » Songea Garigui. Aussitôt, une marée d’hommes remplit la maison familiale. Les pleurs des femmes retinrent tout le village, jusqu’au surlendemain. Une fois les cérémonies de deuil terminées, l’on s’attela pour la cérémonie d’enterrement qui devait durer une semaine. Durant cette cérémonie, aucune activité champêtre ne sera entreprise. Gbédounin est inhumé dans sa maison, conformément à ses vœux. On le pleura pendant plusieurs jours. Il était le symbole de la bravoure et de la réconciliation ; car, avant sa mort, il fit la paix avec tous. Tout se passa dans la paix : de la cérémonie de deuil jusqu’à la cérémonie d’enterrement. Le défunt peut se sentir heureux, car il connaîtra un repos paisible, la pluie l’a déjà annoncé le jour même de l’inhumation. Ces situations malheureuses et inquiétantes que traversent le village et qui en appellent à la conscience, ne semblent pas du tout ébranler le cœur de certains habitants. Ceuxci ont atteint le paroxysme de l’idiotie. « Comment un peuple aussi barbare peut-il se trouver à notre proximité ?» S’interrogent parfois les hommes aux valeurs irréprochables. Pour ceux qui se rappellent encore de l’histoire de ce peuple, cette question n’a plus sa raison d’être. Lorsqu’on sait que Touro Di, le frère consanguin de Gbédounin, coucha avec sa fille ainée et que celle-ci est tombée amoureuse de son père, on ne s’étonnerait guère de les voir agir sans vergogne à l’égard des autres. Touro Di ne 86 Assan 1er Jumeau N’GOYE. connaissait ni père ni mère. Dans sa vie, aucune règle morale ni éthique n’a droit de cité. Il est le premier à s’opposer à l’excision de ses filles. Et refusa même à ses mâles de se faire circoncire. Il avait atteint une autre dimension de la vie sociale. Les Temkpéen ne pouvaient pas laisser une telle graine se répandre en leur sein. C’est alors que Touro Di fut banni de la société et alla s’installer à l’ouest. « J’ai bien peur que l’immondice de ses descendants ne gagne du terrain chez nous » ne cessait de s’inquiéter Garigui. Mais les bonnes valeurs ne meurent jamais quelque soit le degré de foi des individus. Garigui le sait et cela le rassure. C’est cet esprit, cette manière de voir les choses qui fait la différence entre les habitants de Temkpé et les voisins d’à côté. C’est déjà la fin du mois de juillet et rien dans les champs ne fait la fierté de personne. En réalité, le village connait essentiellement deux grandes saisons : une saison sèche et une saison pluvieuse. La première commence fin-avril ou début mai et prend rigoureusement fin en octobre. La seconde saison couvre le reste des mois. Quand la saison est bonne, les premières récoltes de maïs ont souvent lieu la fin du mois de juillet. Mais les vicissitudes cli- matiques connues jusque-là, ont considérablement changé le visage fougue des villageois en une moro- sité généreuse. Toutefois, le désespoir n’est pas arrivé à la maturité. Car pour ces habitants si le savoir c’est ce qui reste après avoir tout oublié, l’espoir c’est ce qui reste après avoir tout perdu. C’est cette subtili- té dans les affaires, cette manière de considérer les choses, qui a toujours fait la force et constitue la vigueur de ces hommes.Deuxième partieX Les récoltes s’achevèrent très rapidement. Car il n’y avait pas grande chose à récolter. Le coton, principal culture des habitants de Temkpé, ne pouvait guère faire la joie de personne. Qui bombera le torse cette année après les récoltes ? Qui célébrera de mariage ou de naissance cette année ? Qui osera organiser des cérémonies cette année et ne pas sentir de remords ? Un dur combat se prépare auquel nul n’échappera. Un combat que la nature leur livre. Ce combat n’est tourné contre personne : c’est un combat contre soi-même. Un combat contre celui qui nous maintient en vie et pour qui nous nous battons toujours. Tout le monde doit devoir s’y apprêter ; homme, femme, enfant, jeune ou vieux, tous sans exception 90 Assan 1er Jumeau N’GOYE. du moins parmi les vivants. Car ceux qui sont déjà passés de l’autre côté de la rive ne s’inquiéteront de rien. Mais aux vivants de Temkpé : O tempora ! O mores ! L’avidité de la richesse, pour ne faire autre chose qu’organiser les cérémonies de tout genre, a fait oublier aux habitants l’essentiel de l’existence : vivere. Si jamais quelque chose est à regretter pour les braves, c’est justement pour avoir accordé assez de place à la culture du coton qu’aux produits vivriers. Et cela ils le regretteront à jamais du moins si quelqu’un attire leur attention. Toutefois l’heure n’est pas venue pour que les jérémiades se fassent entendre. A l’approche de la fin des travaux champêtres, un événement important est attendu avec une très grande impatience. Cet événement, c’est la pêche magique, la pêche de la nuit. C’est en effet ce qui fait sa particularité. Elle ne se pratique ni avec des filets, ni avec de l’hameçon, mais avec des lances. Et elle ne se déroule pas dans n’importe quelle rivière ni à n’importe quel moment. Une seule rivière, la rivière morte ; un seul moment, la pleine lune. La rivière morte est de toutes les rivières, la plus dangereuse. A la vue, elle paraît tranquille, clémente, inoffensive ; mais quand on y entre, impossible de ressortir. Plus de cinq personnes ont perdu la vie dans cette rivière. Entreprendre une quelconque activité au bord de cette rivière, c’est la défier. Dans cette rivière, une force maléfique dort. Elle a été le théâtre d’un véritable conflit entre les habitants de Andounian, L’enfant nangnango. 91 Poséidon et ceux de Gaia. Entrer dans cette rivière, c’est provoquer Charybde moins que Scylla. Mais en toute chose, l’homme aime s’ériger en maître et possesseur. Pour certains, la renommée de la rivière n’est qu’une affaire des faibles. Voilà un mot, une pensée qui suscite encore plus la rage de la rivière. Et quelque soit ce qu’on dit d’elle, la tradition doit s’accomplir. Dans tout le village, l’annonce a été faite par le « gongonneur ». Les hommes, pas n’importe lesquels, car il y a à Temkpé, deux catégories d’homme, les hommes-hommes et les hommes-femmes ; les derniers étant dépourvus de toute force magique pouvant les classer dans la première catégorie, se préparent pour l’événement à la date fixée. Le jour J arriva. C’est à minuit, que la pêche commence. Le rassemblement est prévu pour vingtdeux heures sur la place publique. Le nombre de participants fait dire à Tabé qu’à Temkpé, il n’y a que des hommes. Il y a du monde cette année plus que jamais. Tout est enfin prêt pour se lancer dans l’eau. Tout est prêt, car avant l’entrée dans l’eau, il y a un nombre important de cérémonies qui s’accomplit. Une cérémonie dirigée par le responsable délégué. Car à Temkpé, aucun événement traditionnel n’est entrepris sans la présence d’une autorité. Une autorité parmi les hommes. Celui-là même qui se sent capable de protéger les participants en cas de désastre. La cérémonie a pour but de contrecarrer les pouvoirs maléfiques de la rivière. C’est une puis- 92 Assan 1er Jumeau N’GOYE. sance qui se transmet dans l’être même des reptiles, surtout les plus féroces, vivant au fond de la rivière. Après la cérémonie collective, chacun fait appel à sa propre force personnelle. Mais il y a quelque chose qui saute aux yeux : c’est que chaque individu est muni d’une petite boîte remplie de tabac. Tous, sans exception, prisent le tabac avant d’entrer dans l’eau. A minuit pile, le chef se lance dans l’eau et sort, quelques secondes après, avec son premier gibier. Un gros poisson d’environ quinze kilogrammes. A la vue de cet exploit, trois autres personnes ont suivi et la fête a commencé. Au bout de trente-cinq minutes, les habiles sont déjà à quatre poissons. Mais jusque-là, Soigui n’a eu qu’un petit poisson, une truite royale. Voilà un exploit de femme que Garigui ne semble pas cacher. Puis d’un ton moqueur Garigui lance — Bâ, en s’adressant au chef de la délégation, mais à Soigui indirectement, nous ne savons pas que les femmes nous ont suivis. Cela entacherait votre renommée. Comment pouvez-vous admettre une telle chose… ? Au moment où Garigui tenait de tels propos, il sortait de l’eau avec son sixième poisson. Il lui faut encore quatre autres poissons du genre pour atteindre le seuil. Mais un seul gibier peut surpasser dix. C’est le but de tous. Garigui ne l’a pas oublié et Soigui non plus. La bataille continue et bat son plein. Certains, déjà fatigués, se reposaient. Soigui Andounian, L’enfant nangnango. 93 n’avait pas le temps de se prêter à la plaisanterie de son ami. Il espère être l’heureux de cette année. Puis tout à coup, il sent une masse le soulever. De toutes ses forces, il envoie sa lance. Il tient bon. La chose semble être plus forte que lui. Elle le tire. Voyant la force avec laquelle la masse le tirait, et face à son incapacité à la maîtriser, sans attendre, il demande de l’aide. De part et d’autre, les lances pleuvaient en direction de Soigui pour l’aider à dominer ce qui semble être sa vengeance. Vengeance contre les propos de son ami. Mais d’une voix forte, quelqu’un cria. — Un crocodile ! c’est un crocodile. Sortez de l’eau ! Sortez !... Ils ont réveillé Charybde ; du moins il a réveillé Charybde. — « Qu’a-t-il fait ? » Bredouilla Garigui. Soigui n’entend plus rien que le bruit de l’eau. La dernière fois que ce monstre a été provoqué, il y eut deux morts sur place et plusieurs blessés. Il y a environ un demi-siècle. Tous se rappellent de cette tragédie. Le chef de la délégation entra dans l’eau pour sortir Soigui du pétrin sans succès. Garigui était là débout, tout tremblant. Seuls quelques mots sortaient de sa bouche. — Sort ! Soigui laisse tomber et sort vite mon 94 Assan 1er Jumeau N’GOYE. frère. Mais Soigui n’est pas prêt à abandonner. Charybde est maintenant sur sa gueule. Rien ne semble l’apaiser, même pas les paroles incantatoires du responsable. En enfer, les cris ne servent plus à rien, même les formules magiques sont sans effet. « Tout ce qui reste à faire, c’est de faire appel à son courage. Soigui n’a plus d’autres choix. » Pensa Nayina le chef de la délégation. Cette situation réveilla la mémoire du vieux Nayina. Il se souvient encore quand son père a été englouti par le monstre. Devant ses yeux, son père a sombré sous la gueule de ce même monstre. Il avait entrepris d’en finir avec ce monstre marin sans succès. La dernière fois qu’il affronta lui-même le monstre, il perdit un œil. La honte que lui a infligée la bête lui fit perdre toute sensibilité à l’égard de ses semblables. Depuis ce jour, toute compagnie était devenue pour lui insupportable. Il n’a ni femme ni enfant et ne mange aucun mets provenant d’une femme en état de gestation. Seules toutes celles qui ont perdue le goût de la sexualité pouvaient voir leur mets accepté. Lui aussi tremblait sans rien faire en voyant Soigui lutter seul. Il a compris que Soigui se trouvait désormais entre la vie et la mort et que seul comptait son courage. « En face d’une situation imprévue, l’on n’a que son intelligence et son courage pour le sortir de l’affaire. Mais dans de telle circonstance, seul le courage compte. Il est cette capacité qu’a l’homme à affronter une situation imprévue. C’est ainsi qu’on définit les vrais Andounian, L’enfant nangnango. 95 hommes. Ils sont, en effet, ceux qui affrontent la vie et non ceux qui tentent de la fuir surtout lorsque les choses deviennent compliquées. La vie n’appartient qu’à ceux qui usent de leur courage pour se battre. Ils réussissent mieux que quiconque. » Pensait le vieil homme. Mais pour Soigui, l’heure n’est plus à la réflexion. Il est seul, face au monstre qui le traine çà et là. L’animal laissa entendre un cri de rage et puis d’un bond, renverse Soigui. L’eau est bouillée. Bientôt Soigui et le monstre disparurent… Sa femme se réveilla de son lit d’un bond tout comme si quelqu’un l’avait secoué brusquement. Elle se mit à pleurer. Le sang commença par couler de ses narines. Elle se trouva aussitôt au bord d’un fleuve et s’abaissa pour nettoyer ses narines. Quand elle eut fini de se nettoyer, elle vit un homme débout au milieu de l’eau qui lui faisait dos. Aussitôt, elle aperçut un gros poisson qui allait vers l’homme avec une vitesse incroyable. Elle se mit à crier de toutes ses forces pour avertir l’homme du danger, mais sa voix ne portait pas. Elle pleurait davantage ne sachant pas quoi faire que de crier. Puis d’un bond le gros poisson prit l’homme par la hanche et le trainait dans l’eau. L’homme se débattait au mieux mais ne parvient pas à s’arracher de la gueule du poisson. La femme continua à pleurer encore à chaude larme. Elle s’agenouilla, prit l’eau dans ses mains et commença par prier les esprits de l’eau. « Je vous en supplie, ne le tuez pas. Prenez moi à sa place et laisser le vivre. » Ainsi priait-elle. Quand 96 Assan 1er Jumeau N’GOYE. elle eut fini de prier, elle but l’eau et se lava le visage quatre fois. Et l’homme réapparut tout en souriant. Mais la femme commença encore par saigner. Au bout de cinq minutes, l’eau changea de couleur. Aussitôt dans l’eau, un silence total. Une demi-heure après, le corps de Soigui apparaît à la surface de l’eau, posé sur une carapace. Vite, on tira Soigui de l’eau. Un cercle se forma autour de lui. Il ne respire plus. Chacun, de son côté, appelait son dieu. Le vieux Nayina disparut dans la brousse et revint quelques minutes plus tard avec une variété de feuilles et de racines qu’il écrasa et passa sur la poitrine et les côtes de Soigui. Puis prononçant quelques mots incantatoires, il sortit une queue de bœuf et frappa trois fois sur le corps de Soigui qui se mit à bouger. Ce jour, Soigui a vu le visage de la mort. Mais la nature n’a pas encore décidé pour lui. « D’où venait alors le sang qu’on observait à la surface de l’eau? » S’interrogeaient les uns, les autres. La blessure de Soigui ne pouvait pas changer la couleur de l’eau. C’est alors qu’on remarqua la présence de la carapace sur laquelle le corps de Soigui était posé. Tout d’un coup quelqu’un cria. — Il l’a tué ! le monstre, Soigui l’a tué. Vive Soigui ! l’homme parmi les hommes... Le soulagement s’empara de l’assemblée en même temps qu’une envie, à la vue du corps du monstre. Car la gloire qui attendait Soigui, après cet exploit, Andounian, L’enfant nangnango. 97 était indicible. De l’histoire de ce village et de cette pratique traditionnelle, aucun homme n’a réussi à tuer le monstre. Aujourd’hui, une nouvelle page de l’histoire s’écrit pour Soigui. Une histoire qu’il ne saurait écrire sans son courage. Et ce jour, Soigui comprit, ainsi que ses frères que l’histoire d’un homme se trouve dans son courage. Le courage est le faiseur d’histoire. De l’homme libre jusqu’à l’esclave ; des Égyptiens jusqu’aux Israélites ; de César à Viriathe ; des Grecs aux Romains ; de Pompée à Constantin ; de Ramsès à Moïse ; de Goliath à David ; de la femme jusqu’à l’enfant, tous font leur histoire en usant de leur courage. Par le courage, Hannibal s’est fait un nom. Par le courage, Bio Guerra s’est fait un nom à l’instar de Béhanzin. Par le courage, l’Afrique a écrit son histoire. Et par le courage, elle la réécrit. Tous, Soundjata Kéita, Alexandre le Grand, Muammar Kadhafi, Jésus-Christ, ont usé de leur courage pour écrire leur histoire. Nul, homme ou femme, ne peut guère entreprendre quoi que ce soit en laissant derrière lui son courage. Mais l’usage de cette arme peut parfois conduire à la mort, pensait anxieusement Garigui. Le courage de Soigui est un acte de bravoure pour une bonne cause. Il n’a rien à voir avec les actes barbares, stupides, sots, inconscients, puériles, inhumains, sauvages, que manifestent certains misanthropes. « Le courage est une arme dont l’usage se fait avec sagesse et humanité, autrement ce serait de la folie et donc dénué de sens. Nul ne doit utili- 98 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ser son courage pour tuer sans raison. Tout acte de bravoure instaure la paix et appelle à l’admiration, la bienséance et la bonté. Un acte de bravoure est beau et modeste. Il ne conduit pas au repentir », pensait Soigui. L’acte de bravoure que vient de manifester Soigui, est une libération pour tout le monde. D’abord une libération pour les peulhs qui pourront désormais abreuver leurs bovins sans inquiétude. Libération aussi pour les femmes qui dorénavant n’auront plus de crainte à se diriger vers cette rivière. Libération aussi pour les hommes, pour qui la pêche sera moins magique même s’ils auraient aimé qu’elle garde ce statut particulier. Une victoire inédite doit se célébrer comme un anniversaire. La place publique s’apprête à recevoir autant de monde. Qui aimerait se faire conter l’événement ? Hier, c’était le village qui sauva Soigui ; mais aujourd’hui c’est lui qui sauve le village. La vie est un éternel recommencement. Sinon comment penser que celui qui s’est fait aider hier, aide à son tour, dans toute son inconscience, ceux qui l’on aidé ? Finalement nous vivons nos actes, ici comme ailleurs. Le lendemain matin, la femme constata le lit tacheté de sang. Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé. Quand son époux lui expliqua tout ce qui lui était arrivé, elle comprit tout le sens de son rêve. Mais elle se tint de ne rien lui dire au sujet de son rêve. La tête du monstre est exposée sur la place publique Andounian, L’enfant nangnango. 99 à la vue de tous. Et l’on célébra cette victoire, pendant une semaine. On n’a pas à célébrer que la victoire, on a aussi célébré une naissance. L’enfant sage est né ; l’enfant de deuil et de la joie. Deuil parce qu’il coûta la vie à son père ; joie car son arrivée fut la joie de tout un peuple. La femme habitait seule désormais avec son fils dans la maison reconstruite. L’on appela l’enfant Andounian conformément à la volonté de son père. Un enfant né dans une situation difficile. Personne ne souhaiterait naître au beau milieu de la seconde guerre mondiale. Mais la naissance de Andounian en fut une. — Andounian est-il bien né ? Demanda Tabé à Dandagou. — Qui est bien né si ce n’est celui qui n’est pas né, ou celui qui choisit sa naissance. Nous faisons de sorte que notre naissance soit bien. Grâce aux séries d’activités que nous entreprenons pour forger notre être. — Voilà ce à quoi est désormais confronté le joyau de la femme de Gbédounin. Conclut Tabé. La femme déversa tout son amour sur l’enfant-né. Le premier obstacle que doit traverser l’enfant, est la situation de famine qui va bientôt sévir dans tout le village. La pluie s’est faite extrêmement rare. Ceci n’est plus à démontrer d’ailleurs. Les inquiétudes se lisent sur les visages. Bientôt, on oublia les festivités pour affronter un autre événement, cette fois très 100 Assan 1er Jumeau N’GOYE. malheureuse. XI Dans le silence, se fit entendre une voix. Elle invite les hommes à un rassemblement le lendemain midi sous le grand manguier. A l’heure prévue, l’assemblée se constitua. Du milieu de l’assemblée Bata se leva et dit : « je vous salue, vous tous ici présents ». La voix tonitruante de Bata lui valut l’attention de tous. Sa voix allait de pair avec son corps. Le corps semblable à celui d’un buffle suscitait crainte et respect. Il ne se gênait guère dans un rassemblement pour se faire entendre, même si Tabé et Dandagou l’importunait quelques fois avec des louanges ironiques. Mais cela ne l’arrêtait point. Car, si son apparence suscitait méfiance et crainte, son âme, elle, faisait de lui le chouchou des enfants. Et sa politesse le faisait 102 Assan 1er Jumeau N’GOYE. passer pour être un des descendants de nansounon Woungo. — Nous avons convoqué ce rassemblement, dit-il, pour décider de la tenue du damaru. Vous le savez tous que, la chasse à la battue se déroule en ces moments. Si nous vous avons fait appel, c’est justement à cause de la situation que nous traversons ces derniers temps. Notre nansounon n’est plus et le trône est sans roi. Du moins officiellement. Que faire ? Pouvons-nous tenir notre chasse cette année ? » Le brouhaha s’empara de la foule après cette question. — En quoi l’absence du roi constitue-telle un problème pour la tenue de notre chasse ? demanda Tabé, l’homme des questions infantiles. Il a parfois cette maladresse à confondre sagesse et folie. Il ne cessait de se caresser le sexe et d’émettre un rire inhumain toutes les fois qu’il posait une question. Ses questions sont parfois délaissées sans réponse. Mais son compagnon, lui, ne les laissaient sans réponse, même si les réponses sont aussi parfois ridicules que les questions. — Parce que nous ne savons plus à qui apporter la cuisse des gibiers, répondit Dandagou.Cette réponse incongrue n’empêcha pas la foule de rire. Andounian, L’enfant nangnango. 103 — Nous le savons tous, dit Garigui, qu’avant d’entreprendre une chasse, la bénédiction du roi s’avère indispensable. Le sacrifice qui accompagne sa bénédiction nous protège tous pendant la chasse. — Nous ne savons point ce qui adviendrait sans cette bénédiction, renchérit Soigui. Après ces paroles de Garigui et Soigui, un silence s’observa et tous se jetèrent des regards interrogatoires. Quelques minutes après, Garigui se leva et dit : « même dans le malheur, il faut laisser libre cours à la tradition de s’accomplir. » — Je tiens cette parole de nansounon Woungo le pieu, poursuivit Garigui. — Ainsi, sur cette parole, nous tiendrons notre chasse à la battue cette année. Pourvu que les ancêtres nous comprennent, conclut Bata. Le lendemain, après la réunion, le tambourinaire attela son tambour pour annoncer officiellement l’événement.XII De part et d’autre, les groupes se forment pour accueillir la nouvelle. Au son du tambour, tous tremblaient d’envie ; les chiens s’agitent, les femmes sifflent. Dans une semaine, les festivités démarreront ; car à Temkpé tout événement culturel est une fête. Et le damaru n’en est pas moins. Cet événement regroupe toutes les campagnes environnantes. Les participants sont munis du gourdin, principale arme, de la lance pierre, du coupe-coupe, de la hache et des chiens. À la veille, le lieu de la chasse est annoncé par le tambourinaire. Il est le pilier de la chasse. Il est le seul qui regroupe, qui rassemble. Parce qu’il est le seul qui décide du lieu de la chasse chaque jour à l’exception du premier. Dans la brousse, il dirige la chasse au son du tambour. Il ne se débarrasse guère de son 106 Assan 1er Jumeau N’GOYE. précieux instrument et signale à chaque fois sa position pour qu’aucun ne s’égarent. C’est la routine ; c’est connu de tous. Le premier jour, tous iront à pied. Le troisième jour nécessite un moyen de déplacement. C’est d’abord les vélos. On termine la chasse en parcourant une longue distance. Ce qui nécessite un transport commun. Les préparatifs pour l’événement sont rudes. La chasse a lieu chaque jour sauf les dimanches. À la chasse, c’est comme à la guerre. Seuls les vaillants, les braves, les endurants sortent leur épingle du jeu. Car, il faut lutter contre la chaleur, la soif et la fatigue. La chasse est un genre d’éducation physique par l’exemple. Elle prépare le jeune à affronter les difficultés de la vie et à ne jamais renoncer sous aucun prétexte. C’est à midi pile que les chasseurs se lancent dans la brousse. Car, c’est à cette heure précise, que les gibiers sont pris au piège. Chacun rentre dans la brousse avec la seule ambition de revenir au moins avec un gibier en main. On cherche les lièvres, les perdrix, les pintades sauvages, les phacochères, les biches, les boas, les singes. Mais on évite les lions, les éléphants et les buffles. Si l’un d’entre eux venait à être bousculé, la chasse s’arrêterait. C’est un beau spectacle de les voir éparpillé dans la brousse le sac en bandoulière, à la recherche du gibier. Vu le nombre de chasseurs, de chiens, les gibiers n’ont souvent pas la chance de parcourir une grande distance sans rencontrer d’adversaire. Tellement ils sont nombreux 107 Assan 1er Jumeau N’GOYE. et dispersés qu’une perdrix ne saurait les survoler tous. Ses ailes ne pouvant l’amener loin, elle tombe finalement au milieu de ces hommes avides de victoire. Le combat terrestre est souvent sans issue, ni espoir pour l’animal. Car il doit, de toute part, affronter les hommes, muni de gourdin et de hache, mais aussi de chiens aux dents agacées. Avec des cris terrifiants, stridents, ils poursuivent l’animal malheureux qui n’a que ses pieds pour se sortir du pétrin. Mais hélas ! Seul contre tous, l’animal n’a aucune chance. Il aurait souhaité tomber dans les mains d’un homme que se retrouver entre les dents d’un chien. Car, celui-ci lui écrase la tête et ne le laisse qu’après un silence total. Parfois, l’animal est mangé par le chien avant que son maître ne le retire de sa bouche ; ce qui ne le laissait sans punition. Dès fois, les plus adroits abattaient les perdrix du haut ; soit par une lance pierre soit par un gourdin. Chaque jour, à la fin de la chasse, le tambourinaire reçoit en récompense, la tête de tous les gibiers. Surtout celle des lièvres et des biches. Les trois compagnons, les donneurs d’espoir pour certains, les vauriens pour d’autres, sont ceux qui agrémentent la chasse surtout avec leur excellente maladresse. Les voir dans la brousse, derrière un gibier, suffit pour parer sa journée d’humour. Certains ne viennent à la chasse que pour ça. Une semaine est passée. Bientôt un mois et treize jours. La chasse à la battue est aussi le jour des chiens. Les chiens les plus méritants c’est-à-dire les plus rapides sont vantés. 108 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Bio Baga a le mérite d’avoir un chien extrêmement rapide comme un éclair et ceci lui attire les louanges des participants. Son chien dunàn est une star ; car chacun veut le voir poursuivre un lièvre sur une terre ferme parsemé d’herbes. Quand il se dresse contre le sol, ses coéquipiers ne reçoivent que les grains de ses pattes. A chaque fois, il est excité par son maître. Celui-ci ne se lasse d’émettre des cris de guerre, avec dans la bouche le nom de son adorable chien. C’est un beau spectacle. Bio Baga a perdu le goût de la chasse depuis sa disparition. Son flair ne l’a pas aidé. La distance n’était pas à sa portée pour lui permettre de retrouver le chemin du retour. Bio Baga pleura la disparition de son chien comme Pierre après avoir nié son maître. La prochaine chasse se déroulera à Bonigui. Bonigui ! Qui aimerait se faire compter l’histoire. On raconte que même une femme, si elle pouvait y prendre part, ne reviendrait pas bredouille. Là, les animaux ont fondé leur royaume qu’on a l’impression de marcher sur eux à chaque pas que l’on fait. Bonigui, c’est le lieu de rêve de tout le monde surtout ceux de Temkpé. Prendre part à la chasse en ces lieux, suffit pour bien terminer sa saison. Les grands s’y préparent.XIII Le vent sec et chaud souleva les feuilles mortes amoncelées tout autour des arbres. L’éclat du soleil dégage une chaleur d’enfer obligeant les habitants souterrains à s’aventurer à la surface de la terre à leurs risques et périls. Sous l’ombre des arbres on prend un repos paradisiaque, à part quelques mouches qui importunent. Les marigots manquent d’eau, desséchés par la chaleur. Les animaux, les oiseaux, les reptiles et même les hommes doivent se déplacer pour trouver de quoi s’abreuver. Nous sommes à douze heures trente minutes. Le rassemblement est fait et le départ est lancé. Dans la brousse, les chiens s’agitent. Ils remuent les queues par ci par là. Les langues au dehors, témoignent 110 Assan 1er Jumeau N’GOYE. d’une grande respiration. Les hommes de leur côté lancent des cris de départ de part et d’autre. Aussitôt, on entend retentir un cri de tonnerre : « Tuez derrière ! Il vient par derrière vers la gauche ; ne le ratez pas » c’était la voix de Tabé. Puis d’un mouvement rapide et adroit, le lièvre est abattu par celui que l’on nomme Data. « Lui, c’est Data, dit Dandagou à Tabé. Il ne manque jamais de gibier quelle que soit la tournure que prend la chasse. Et aujourd’hui encore, les rumeurs sont devenues réalité pour ceux qui ne le connaissaient pas. » Les dents un peu assortis, et les doigts fines tout comme s’ils manquaient de chairs, la tête toujours rasée, Data donnait l’air d’un malheureux. On le connait non seulement par son adresse, mais aussi et surtout par sa capacité à détourner les gibiers et à les appeler vers lui. C’est une affaire entre lui et le génie de la brousse. Tout le monde le fuit. Etre à ses côtés, c’est multiplier ses chances d’échec. Cette victoire introductive, annonce une chasse d’une grande ampleur. Et rien ne semble pour l’heure contredire cette prédiction. Garigui et Soigui sont au coude-à-coude en nombre de gibiers. Un grand regret, se disaient-ils intérieurement, s’ils avaient manqué à cette grande fête culturelle. Il est quinze heures passées de vingt minutes, et c’est le moment de faire demi-tour. A travers une touffe d’herbes, Bio Sika aperçoit quelque chose ; une chose qui ressemble à une perdrix. Sachant bien que dans la seule réalité qui existe pour la chasse, il n’y a ni question ni nonchalance, Andounian, L’enfant nangnango. 111 sans attendre, il tape fort sur la chose puis plonge ses mains afin de l’empêcher de s’enfuir. Mais si seulement il pouvait savoir ce que lui réservait cette chose, il n’aurait jamais souhaité naître. Cependant, des choses qui existent et de ce qui nous arrive, nous ignorant beaucoup. Bio Sika eut le malheur de taper et de se pencher sur la chose sans se poser de questions. Dans la touffe d’herbe, il rencontra son ennemi. Un ennemi qui ne pardonne guère à tous ceux qui lui cherchent querelle. Il rencontra ce que tout le monde essaierait d’éviter ou de tuer à distance si quelque courage le lui permettait. Un serpent dont la morsure est réputée dangereuse. S’il te mord, quelques instants sans soin, c’est la mort qui survient. Sika est déjà atteint. Le village se trouve à quarante-deux kilomètre d’ici. « Quel sort est réservé à Bio ? » se demandaient ses camarades qui le regardaient gisant de douleur sans rien faire. Que peuvent-ils faire d’ailleurs ? Rien. « Amenez-le ici » cria Tabé qui avait découvert une case. « Tu as ainsi trouvé un hôpital pour le soigner » articula Dandagou qui méprisait la situation. Il pénétra dans la case ronde sans se poser de questions et ressortit aussitôt en criant d’une voix stridente faabaoooo. La foule se dispersa aussitôt et le malade perdit conscience. « Qu’il y a-t-il Dandagou ? » demanda Tabé éberlué. « Entre dans la case. Ce que tu auras trouvé là, c’est ce que j’ai aussi trouvé » lui répondit-il tout tremblant. Après quelques instants, un vieux trapu, qui ne vit pas de la nourriture mais 112 Assan 1er Jumeau N’GOYE. simplement de l’air qui souffle, fit son apparition. On peut lire ses côtes et voir une pincée de sang qui circule à travers son crâne. «Que fait-il ici seul ? » Se demandèrent les uns aux autres. Les jeunes ignorent beaucoup de choses et beaucoup de personnes. Aussitôt, Garigui et Soigui furent informés qui vinrent comprendre la situation afin de l’expliquer au vieillard dont les yeux n’existaient même plus. Son langage ésotérique ne peut être compris que par Soigui et Garigui. — Les générations se suivent, et les générations meurent, articula le vieillard. Vous n’êtes pas les types d’enfants qu’on était hier, poursuivit-il. Que sera le monde dans deux siècles ? Hier la parole était sacrée. Quand elle sortait de la bouche de quelqu’un, elle était respectée à la lettre. On ne s’opposait pas à la parole dite. Surtout quand celle-ci venait d’un homme. Mais vos enfants que vous aviez mis au monde, dénaturent, désacralisent et avilissent tout, même la parole. Je n’ai appris à parler qu’au moment où cela m’a été accordé par les hommes. Au temps jadis, où la parole était dans son âge, ne parle pas qui veut, mais celui qui en a reçut la permission. Nous n’avons pas connu la guerre des armes que vous utilisez aujourd’hui. Notre guerre était essentiellement verbale. Il suffit que tu offenses quelqu’un pour qu’il te lie au Diable par la parole. C’est par la parole Andounian, L’enfant nangnango. 113 que je vainquis un jour un lion qui voulut s’en prendre à moi. C’est par la parole que je ressuscitai le fils unique de Bèrègui le jour même de son mariage. C’est par la parole que j’ai voué à l’échec l’envahissement des Natemba. C’est par la parole que je tissai une relation avec la plupart de ces animaux que vous tuez. C’est par la parole que je bénis la terre de Temkpé, et maudit la richesse de ces fils. C’est par la parole que cet arbre est ce qu’il est… » Ils tournèrent tous leur regard vers l’arbre pour le contempler. Il était desséché comme dévoré par le feu. Mais le vieillard continua. — Les effets de la parole sont innombrables. La parole procure le bonheur et longévité pour celui qui la respecte et l’écoute, mais malheur et désarroi à celui qui la blâme. C’est par cette même parole que je retiens la douleur de mon enfant, qu’il soit en vie. J’ai senti la douleur de l’animal qu’il a provoqué dans sa tanière et senti la même douleur quand il l’a mordu. J’ai maintenu chacun de vous en vie pour que s’accomplisse une des paroles que m’a dite mon père avant de rejoindre nos ancêtres ; pour vous amener à prendre conscience des dangers que nous courons par le simple mauvais usage de la 114 Assan 1er Jumeau N’GOYE. parole. Si vous êtes en ces lieux, c’est parce que mon enfant a désobéi à la parole. Demandez-lui ce qui a été dit au sujet de cette chasse pour lui… » Tous le regardèrent attendant de sa part des explications. Et puis la tête baissée il dit : — Mon père Goga m’a mis en garde contre cette chasse à laquelle j’ai pris part aujourd’hui, parce qu’il prétendait que son esprit est troublé et que toute intention de participer à cette chasse devrait être avortée. Mais à son insu, je m’y suis rendu. — Vous avez tous entendu ? Ils répondirent unanimement — Oooo !!!! — Tout ce que nous essayons de vous apprendre par la parole, la nature par les faits, va vous y contraindre. Puis se tournant vers le jeune homme il dit : — Tu seras sauve. Ta vie est épargnée mais ta main gauche subira le tort causé par ta propre faute. Que cela serve de leçon à tous ceux qui m’écoutent aujourd’hui. Rentrez en paix chacun chez soi et que les génies de la brousse vous accompagnent comme ils Andounian, L’enfant nangnango. 115 l’ont toujours fait. Ils répondirent tous « amii bâ ». Sachant bien que toutes les paroles rustiques du vieillard furent traduites par Soigui. Ils quittèrent la maison du vieillard dans la tristesse malgré le nombre de gibiers que chacun transportait. Il n’y a que la conversation de Tabé et Dandagou qui retentissait dans la brousse. « La mort d’un marchand n’arrête pas le marché » disait Dandagou. « Eh bien la blessure de Bio Sika, poursuivit-il, n’arrêtera pas la chasse. C’est vrai que Bio Sika a perdu son membre gauche, mais c’est l’incident de la chasse. » En disant ceci, il n’ignorait pas toute fois la leçon de l’antiquaire vieillard. Dandagou a peut-être raison. Car à Temkpé un événement culturel vaut plus que toute autre chose, surtout la chasse à la battue. Dans le cœur des habitants de Temkpé la vertu et les bonnes mœurs sont encore vivantes. C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme de cette contrée défendre sa culture, son identité. Avec une vigueur, au point que l’on en arrive à croire que sa vie en dépendait : c’est une pulsion. Non encore ensorcelé par la culture moderne, l’homme à la bravoure paysanne ne connaît rien de plus somptueux et glorieux que sa culture. Il y accorde assez de prix plus qu’un spartiate mourant pour la patrie. Même dans le malheur, il laisse libre cours à la tradition de s’accomplir. 116 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Dans deux jours environ, c’est Baatanan qui va accueillir les chasseurs. Autre lieu encore à peu près à l’image du premier, peut-être encore plus. La nuit fut trop longue pour Tabé et Dandagou. Tandis que pour Bio Sika la chasse à la battue est devenue une histoire à raconter à ses enfants avec plus d’enthousiasme et de preuves, Garigui et Soigui résolurent de ne pas prendre part à cette chasse sous prétexte qu’il faille laisser les enfants s’amuser. XIV A Temkpé, tout tourne au vinaigre, même dans les situations les moins importantes. Baatanan n’a pas simplement reçu la visite des chasseurs, mais celle des grands hommes. C’est Baatanan qui mit fin à la chasse de cette saison. Nimbéré est allé à la chasse mais n’y est plus revenu. Un jeune forgeron, connu non seulement pour sa brutalité, mais aussi pour son franc-parler. Tous sont revenus sains et saufs excepté lui. On l’espéra le lendemain midi, en vain. Les grands hommes du village furent alertés. L’on s’attela pour une autre chasse : chercher Nimbéré, le retrouver et le ramener à la maison. Au village c’est une autre tristesse encore plus grande que celle de Bio Sika. Plus d’interrogations pleuvaient de part et d’autre. Que s’est-il passé au juste ? Mais personne, même le 118 Assan 1er Jumeau N’GOYE. tambourinaire, ne peut en donner une explication. Nimbéré n’est pas un enfant pour se perdre. Il est vrai qu’on le connaît pour son amour au tamsoian, mais ce jour-là, il était dans son état normal. Le vin rouge n’était plus, depuis peu, sa préoccupation. On chercha Nimbéré pendant trois jours sans résultat. Dans la brousse, les hommes étaient à court de provisions. Ils décidèrent de rebrousser chemin. « Un animal arrive. S’écria une voix. » C’était une biche. L’animal n’eut pas le temps de se retourner. Il fut abattu. Avec ça, on peut tenir encore deux jours, pensaient-ils. Les deux autres jours de recherche n’ont rien donné. Tous les espoirs sont perdus. Nimbéré ne sera pas retrouvé. Les hommes revinrent au village sans le jeune homme, portant chacun le péché de Nimbéré. Au retour, ils rencontrèrent un vieillard qui leur demanda ce qu’ils pouvaient chercher le visage tout consterné. — Bâ, dirent-ils, nous cherchons notre jeune enfant qui est partie à la chasse avec les autres et qui n’y est plus revenu. Cela fait cinq jours que nous le cherchons sans résultats. — Avez-vous mangé quelque chose durant cette période de recherche ? Leur demanda le vieillard. — Toute notre provision étant terminée, nous Andounian, L’enfant nangnango. 119 fîmes recours à une biche qui s’était précipitée vers nous. « D’aucuns peuvent encore avoir quelque morceau de l’animal. » Clarifie Garigui. — Mes enfants ! Vous avez vite fait de rentrer. Car vous ne retrouverez plus jamais celui que vous cherchez. Dit le vieillard avec une grande tristesse. L’animal que vous venez d’abattre n’est rien d’autre que celui que vous cherchez. Il a rencontré les génies de la forêt qui l’ont aussitôt transformé. Votre enfant est désormais en chacun de vous. Ne vous accusez pas car nul ne peut changer les choses. Nous allons tous mourir d’une manière ou d’une autre. Voilà celle qu’a choisie votre enfant. Allez, rentrez retrouver ceux qui vous restent. Ne le faites savoir à personne. Sachez garder votre bouche. Tous éberlués, n’avaient que leurs yeux pour accueillir la triste nouvelle du vieillard. Ils se dirent en eux-mêmes : — Andounian ! Garigui lui, se demandait : Jusques à quand ? Combien de temps continuerons-nous à vivre de telle situation à Temkpé ? Qu’avons-nous fait aux aïeux ? Toutes ces questions déferlèrent dans sa pensée sans trouver de solutions. Tous rentrèrent à 120 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Temkpé avec la plus grande désolation. Au village, c’était la consternation. Les inquiétudes étaient au comble. Nul ne peut rire à gorge déployée au village. Même Dangagou et Tabé furent secoué par cette perte. Tout commença par la joie, mais finit par la tristesse. On pleura Nimbéré pendant une semaine. Bio Sikka de son côté peut se réjouir, car lui n’a perdu qu’un seul membre. — « Moi j’ai fini avec la chasse, se dit-il dans son cœur » Les situations à Temkpé étaient à leur comble. On conforma dorénavant sa vie aux situations. La royauté de Temkpé qui depuis la mort du nansounon était resté sans roi, trouva désormais un nouveau chef. Un chef parmi tant d’autres : nansounon Gaya. C’est sur lui que repose désormais l’espoir du peuple. C’est lui qui va apaiser les situations et leur trouver une explication juste pour enfin les éradiquer. Pour l’heure, il n’est pas officiellement couronné. Il faut une cérémonie d’enterrement. Le décès d’un nansounon et l’intronisation d’un autre est toujours suivi d’une cérémonie d’enterrement appelée le goyeru ou la fête générale des morts. Les mystères de cette cérémonie sont détenus par les nangnangos ou principaux sacrificateurs. La cérémonie réunit tous les nangnangos, où qu’ils soient, hommes, femmes et enfants. Celui qui manque à la cérémonie, portera toute sa vie les malheurs du clan. Andounian, L’enfant nangnango. 121 Le goyeru apparaît si important pour les nangnango qu’ils s’y préparent d’une fête à une autre, afin de le rendre plus superbe, et de le célébrer avec plus de splendeur et de magnificence. On tient conseils sur conseils sous la férule du futur nansounon, pour déterminer le temps précis de la cérémonie, et pour prendre les mesures nécessaires. Ces sortes de conseils ne laissent pas de souffrir quelquefois d’énormes difficultés liées à la jalousie des chefs, dont quelques-uns voyant leur émule s’accréditer davantage, et avoir la plus grande part aux affaires, font susciter divers incidents sous prétexte de troubler la cérémonie. Mais la particularité de cette cérémonie est essentiellement due à l’absence totale d’incident, pouvant empêcher les festivités. Dans deux jours les cérémonies vont commencer, car le nouveau roi est désormais connu. Le village est peuplé de nangnago de toute la contrée. Les tentes sont construites un peu partout comme des bivouacs. Du palais royal, les trompettes et les canons ont annoncé la particularité de ce jour. Au premier jour, du palais royal, tous les nangnango, muni chacun d’une calebasse remplie d’eau, se transportent nus au cimetière des rois. A l’approche du cimetière, ils renouvellent leurs jérémiades et leurs cris des âmes. Dès qu’ils sont arrivés au cimentière, ils se tiennent à genoux sur la tombe du dernier roi avant de se tourner vers les autres pour leur servir à boire. A cette deuxième étape, d’un côté comme 122 Assan 1er Jumeau N’GOYE. d’un autre, les incantations pleuvent. Les calebasses remplies d’eau sont posées sur chaque tombe qui, au fur et à mesure que les paroles incantatoires sont prononcées, s’agitaient. L’eau de la calebasse s’agitaient ainsi jusqu’à s’évaporer : c’était le goyeru. Les ancêtres ayant bu, les enfants peuvent boire et manger. La joie est au comble au cimetière parce que les aïeux ont honoré la présence de tous. C’est un bon signe. Ceci annonce une tranquillité dans le village de Temkpé et sur toute la terre. Si le contraire c’était produit, alors le village et le monde entier serait plongé dans le noir jusqu’à une prochaine cérémonie. On but, on mangea et on dansa au son du tam-tam et des trompettes. Au village c’est aussi la joie. Car du village, les habitants pouvaient entendre les cris de joie des nangnangos. Voilà ce qui annonce une nouvelle ère à Temkpé.XV S a majesté, le nansounon est richement habillé. Sa main droite est embellie d’un colorant noir qui présente la marque d’une puissance ou d’une magie que seuls peuvent comprendre et expliquer les initiés. Le roi présente un visage heureux qui reçoit les honneurs d’un vainqueur de l’Olympe. Les larges épaules du roi, ses yeux assortis, ses barbes noires parsemées de blanc et sa grande musculature avaient de quoi repousser ses adversaires. En le voyant, on aurait cru un lion devenu humain. Mais tout ceci ne doit pas faire objet de science. Ce qui compte, c’est la réussite de la gaani. Dans deux jours, il fera ses preuves. Il doit, en effet, prouver aux vaillants paysans de Temkpé qu’il répondra convenablement aux principes de la royauté, à leur besoin et surtout redonner espoir 124 Assan 1er Jumeau N’GOYE. aux âmes égarées. On voit venir de toute part des cavaliers richement habillés pour la circonstance. C’est une tradition et c’est connu de tous. De part et d’autre, les enfants se précipitent pour contempler la beauté des chevaux et parfois même leur apporter de la nourriture afin de s’attirer les honneurs de leur maître. Les chèvres qui trainent encore dans les quartiers, font la fierté des nagos. Ceux-ci les attrapent et les égorgent sur le champ comme cela est de tradition. Nul ne peut les arrêter. Ce sont les préludes d’une fête culturelle, dont l’importance ne donne aucun moment de répit au maître des nan’tem et à ses collaborateurs. A la veille des festivités, au clair de la lune, autour du feu, Garigui rappelle les contextes historiques de la fête aux âmes encore fertiles et innocentes : — « L’une des pratiques culturelles, commença-t-il, la plus répandue en milieu baatonu de façon générale, et chez nous en particulier, est la gaani. Elle est pour nous, une fête historique et probablement la plus grande réjouissance culturelle. Elle signifie ‘’nassara’’ c’est-à-dire victoire. Victoire parce que nos ancêtres se sont affranchis définitivement de la nouvelle religion naissante : l’Islam. C’est pourquoi on la présente comme une cérémonie tribale à caractère animiste, célé- Andounian, L’enfant nangnango. 125 brée par la suite, sous le prétexte musulman. Dans son sens étymologique, elle signifie Su gannin ou su ganni c’est-à-dire, « barrer la voie », « fermer la voie », « se barricader », fermé par une barricade. Quand nos ancêtres ont quitté l’Arabie Saoudite, arrivés au Nigéria et au nord du Dahomey ensuite, ils ont fait des cérémonies pour empêcher aux arabes, qui les cherchaient, afin de les convertir à l’islam, de retrouver leur chemin. Ba souwa gannouwa, ba swaa ganna « ils ont fermé la voie ». Ils en ont fait une festivité. — Fête du trône, elle est l’occasion pour tous les sujets de renouveler, chaque année, leur allégeance au roi, et de recevoir sa bénédiction. C’est la célébration royale du nouvel an. La gaani perpétue une tradition vieille de plus de quatre siècles de manifestations. Au cours de cette fête, aucune activité n’est entreprise. D’ailleurs, personne ne voudrait se faire compter l’histoire. On abandonne tout pour se consacrer à la réjouissance qui réunit tous les clans et chefs de clan. Haut lieu de brassage, de tolérance et de pardon, à la croisée de diverses dynasties, la gaani est le carrefour de la tradition pour le peuple qui, tous les ans, comme dans un rituel, s’apprête, converge, joyeux et conscient 126 Assan 1er Jumeau N’GOYE. d’être attendu, vers le palais royal. C’est le rendez-vous culturel majeur d’une tradition conservatrice, fermement ancrée dans la vie de ses fils, qui véhicule des valeurs strictes, de cet art de toujours compter sur soi. Elle est une fête grandiose. Elle se prépare à partir du deuxième mois de notre calendrier : le Donko Wonnon qui a pris le nom de gaani Gobi Kasso (mois de recherche du financement de la gaani). Tout ce deuxième mois est consacré aux préparatifs de la fête. Au cours de ces préparatifs, le roi entreprend des tournées dans le royaume pour solliciter les contributions de ses chefs provinciaux. Ces derniers, à leur tour, prennent des dispositions pour bien préparer cette rencontre annuelle et se faire remarquer par les plus méritants et les plus valeureux. La semaine qui précède le jour de la fête est consacrée à l’étude relative à la sécurité des participants. Aucun autre événement ne doit empêcher ni troubler les festivités. Invitant au palais certains dignitaires susceptibles d’intervenir efficacement pour assurer la sécurité, le roi multiplie les sacrifices nécessaires pour le maintien de la paix, avant et après les festivités. Tout dysfonctionnement dénotera de la faiblesse du royaume à organiser une fête digne de ce nom. La honte n’étant pas ad- Andounian, L’enfant nangnango. 127 mise en milieu baatonu, il est de son devoir d’assurer la sécurité des participants. Il y a une veillée qui dure toute la nuit, animée au son des tam-tams et trompettes joués par le groupe Kiriku. Le jour de la fête est celui où le roi, dans sa tenue des grands jours, monte à cheval pour sa longue ronde cérémoniale annuelle. — On assiste vers treize heures à la sortie majestueuse du roi, accompagné des sons de tam-tams, de tambours à aisselle et des trompettes royales. Le cavalier n’est pas, à la gaani, le personnage le plus important. Mais il en est le plus visible et le plus impressionnant. Surtout lorsque l’heure de la parade sonne et qu’on le voit dans sa posture, aligné selon l’étiquette de la cour, le geste mesuré et autoritaire. Mais quand vient le moment de faire exécuter à sa monture des figures spectaculaires, il quitte la solennité glaciale de son visage pour reprendre à son compte les gestes du cavalier intrépide, menant au trot son cheval, formant parfois avec l’ensemble de la cavalerie, une garde d’honneur au roi. Là encore on évite la honte. Le maître, en la circonstance, ne se contente pas d’apparaître. Il se révèle à son peuple ; il ne parade pas ; il s’offre aux joyaux des femmes et aux 128 Assan 1er Jumeau N’GOYE. sons des tam-tams et trompettes, qui lui témoignent leur allégeance. Depuis toujours, Wassou a été le plus en vue parmi les cavaliers. Avec son cheval légendaire, il s’érige en maître des parades et des courses. Pronostiquer pour un autre cheval pendant la course, c’est jeter son argent par la fenêtre. Dès lors, il y a comme une communion des êtres et des hommes, un partage vibrant d’une quête aboutie, une gigantesque auréole. Le roi n’a plus besoin de discourir, ni d’haranguer la foule. Le symbole, à sa place, s’est déjà exprimé. La magie de la gaani a suffi pour cela. Jour de fête et de réjouissances, la gaani est l’occasion unique de grandes rencontres pour prouver à la face du royaume, les promesses dont chaque prince est capable, surtout à cheval, pour mieux se faire remarquer à la cour, dans l’espoir d’un bon positionnement dans la hiérarchie sociale et dans la course au pouvoir suprême. Le monde baatonu est sensible à la démonstration. L’animal de compagnie dans notre aire culturelle reste indiscutablement le cheval. Il est intégré à la culture, aux données socio-politiques et à notre mentalité. — Le lendemain de la gaani, la cérémonie de la kayessi (les salutations finales) met fin aux Andounian, L’enfant nangnango. 129 festivités. La cérémonie de la gaani prend fin avec la danse des princesses, suivie du défilé des griots, toutes catégories confondues pour une ultime symphonie. On fait ensuite place aux manifestations populaires. Propre aux Baatombu, la gaani est une fête qui réunit non seulement la communauté baatonu mais aussi les fulbés (peulhs). Pour ces derniers, la gaani est d’abord et avant tout une fête de réjouissance et de témoignage de bon voisinage. Elle est le reflet de l’humanisme baatonu et en constitue son honneur. La gaani est la meilleure expression des valeurs culturelles baatonu, à travers les méandres de ses valeurs culturelles. Mais une parmi tant d’autres qui paraît le plus important, est l’apparition du serpent. Au lieu de rassemblement final, sous le grand arbre, vint un ancêtre : le serpent. Toutes les fois que la gaani est célébré, il sort toujours pour manifester l’ultime apparentement entre eux et les humains, surtout les nangnango. — Mes chers enfants, vous devez graver tout ce que vous venez d’entendre dans vos cœurs. Où que vous soyez et quoi que vous fassiez, n’oubliez jamais qui vous êtes et d’où vous venez. Continuez par perpétuer au mieux la tradition. Elle est celle qui vous défendra. 130 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Celui parmi vous qui bafouera la tradition aurait choisi la voie de sa déshumanisation et de désintégration sociale. Même dans le malheur, il faut laisser libre cours à la tradition de s’accomplir, conclut Garigui. »Troisième partieXVI C’est un jour de prière, un vendredi où les fidèles musulmans se retrouvent dans la grande mosquée pour une prière commune. Garigui s’habilla majestueusement rappelant par là même l’épopée du richissime mandingue Mansa Moussa. Le voir dans ce style d’habillement suffit pour célébrer la valeur du matériel. Un homme d’une telle élégance ne pouvait passer inaperçu. Un moment où sa femme n’hésite point à faire renaitre les souvenir d’un passé lointain. Elle lui parle arrogamment juste pour dire à ses semblables : cet homme que vous voyez est mon mari. Mais Garigui ne se laisse point perturber. Ces moments de prière nécessites une entière pureté d’esprit et d’âme. Nulle autre occasion n’exhibe la beauté de cet homme que ce jour de prière. Dès que la prière 134 Assan 1er Jumeau N’GOYE. prend fin, la vie reprend ses habitudes rappelant le mythe de Sisyphe. Garigui, Soigui et quelques-uns se retrouvent sous le manguier pour une partie de tabu. Mais ce n’est pas simplement le tabu qui réunit les gens ici. On vient aussi pour écouter, parler et apprendre non seulement l’histoire du village, ses pratiques, ses us et coutumes, l’histoire de ses grands hommes, ainsi que des faits insolites et des discussions sur des sujets particuliers. Andounian ne se sépare point de Garigui et Soigui devenus ses pères adoptifs. Dans cette assemblée composée d’adulte et de vieillards, il était le seul garçon âgé de treize ans dont la présence n’était pas au goût de Tabé et Dandagou les fanatiques traditionnelles. Mais son esprit d’analyse et son sens du devoir l’élevaient au rang des sages. Ignorant le dédain dont il faisait objet auprès de Tabé et Dandagou, il ne tarda pas à les interroger. — Pourquoi les hommes ont-ils peur de la mort ? J’ai constaté que toutes les fois qu’on parle d’elle les visages changent. Elle est même considérée comme un sujet tabou. Ne pensez-vous pas que la mort est une chose admirable ? Tous s’immobilisèrent et regardèrent l’enfant avec stupéfaction. Tabé l’observait simplement sans dire mot. — Tu veux parler d’une chose que tu ne connais Andounian, L’enfant nangnango. 135 pas, intervient Garigui. As-tu pris la peine de te demander au moins pourquoi tu es si chétif ? Le garçon était d’une apparence repoussante. On dirait un enfant privé de nourriture pendant une semaine et demie. Mais son teint bronzé attirait l’admiration des jeunes filles de son âge. Chacun aimait toucher ses cheveux lisses que sa mère ne cessait d’entretenir. Son regard innocent donnait toujours envie de le posséder comme une poupée. Les paumes de ses mains n’avaient rien à voir avec celles des quelques enfants qu’on observait. On les croyait toujours à leur état premier. Avait-il été une femme que ce garçon ferait le malheur des hommes. Il est le portrait tout craché de ses parents. Ceux-ci se faisaient passer, parfois pour des frères et sœurs, surtout pour ceux qui ne les connaissaient pas. Pour le garçon, son seul défaut, c’est son corps. Il manquait de chair. Et cela pousse Garigui à lui interdire la parole. Du moins ne pas lui permettre de parler d’un tel sujet devant ses parents. — « Il y a bien longtemps, dit Garigui, que nous sommes passés de l’ignorance à la philosophie. On mangeait, buvait, mariait nos filles et garçons. On ne se souciait de rien. Car la nature nous donnait tout. Mais tout cela a changé en un seul jour. Et depuis ce jour, nous n’avons pu rien faire que de subir. Notre village est au bord du gouffre. 136 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Les temps sont durs pour nous. Nous avons connu assez de situations tragiques. Et tout ceci nous montre que la mort est une chose qu’il faut craindre et fuir dans la mesure du possible. En plus, tu n’es qu’un gamin. Et les enfants ne parlent pas de la mort. » — Mais alors, pourquoi la mort ne nous épargnerait-elle pas, si on ne devrait pas en parler ? — Parce que la mort aime ce qui est encore petit, comme l’homme adore aussi manger la viande aux os doux, facile à casser, ridiculisa Dandagou. — Les petits doivent donc en parler puisqu’ils sont les premières victimes. Dit l’enfant avec un air sérieux. — Ah ! ouais, que sais-tu de la mort et que tu voudrais nous apprendre monsieur le sage ? demanda Dandagou en colère. — Je vois une chose merveilleuse à travers la mort, répondit l’enfant. — Sottise, dit Dandagou. Dandagou n’aimait pas être en présence de l’enfant encore moins le voir parler. Il le haïssait de tout son cœur. On aurait cru que Baké lui était destinée. Mais le père de l’enfant Gbédounin a réussi à la lui Andounian, L’enfant nangnango. 137 arracher. Dandagou était prêt à tout, seulement pour se faire aimer de Baké. Il joua à tous les coups sans succès. Finalement, il s’en est pris à son rival. Il a tenté à plusieurs reprises de l’empoisonner. Gbédounin fut maintes fois amené chez le vieux Nayina afin de trouver satisfaction. La dernière tentative de Dandagou a été de créer une inimitié entre eux. L’effet de cet acte, tant partielle que positif chez Gbédounin, n’a guère altéré l’amour que portait Baké pour son amant. C’était Dandagou qui avait mis le feu à la maison de son rival et le laissa sans bourse. Et c’est encore lui qui fit de sorte que Gbédounin ne s’intéressa à rien de ce qui relève des affaires du village. A contrario, le petit garçon l’aimait. Il adorait son sens d’humour, et surtout sa démarche comique. Là où étaient Dandagou et Tabé, là aussi était l’humour. Mais sans se laisser influencer, l’enfant commença son discours. — « Depuis toujours, les hommes se sont plaints contre certains phénomènes de la nature. Ils élèvent leur voix vers un créateur inconnu pour lui faire part de leur amertume. Les phénomènes se succèdent ainsi que les élucubrations mais rien ne change. Ils ont de tous les temps œuvré pour prévenir et 138 Assan 1er Jumeau N’GOYE. même changer les phénomènes de la nature, en vain. Dans leur existence sociale et même naturelle, ils ont créé l’inégalité. Une inégalité qui leur rend l’existence difficile. Ils ne vivent qu’avec l’idée de l’égalité sans la manifester dans les faits. La nature quant à elle signifie harmonie, équilibre, justice. Elle ne saurait rien produire ni engendrer d’inégale. Tout ce qu’elle produit concourt au bien de l’humanité. C’est donc, en effet, pour mettre fin à cette diversité inégalitaire de l’existence humaine que la mort existe. Mieux, l’égalité entre les hommes est maintenue par le seul phénomène naturel qu’est la mort. Par ce phénomène, nul ne peut se vanter de ce qu’il a ni de ce qu’il est. Nous subissons tous sont pouvoir. Les hommes, les animaux, les végétaux sont tous soumis à sa puissance. La mort, c’est la justice, l’harmonie et l’équilibre ; c’est la justice de Dieu. Car, c’est elle qui réduit le riche au silence aussi bien que l’orgueilleux, le méchant, le bon et le pauvre. En soumettant tous les êtres à la mort la nature a voulu ainsi maintenir l’égalité et l’équilibre des choses. La mort est la seule voie par laquelle Dieu rend les hommes égaux, même ceux qui se croient supérieurs aux autres ne peuvent lui échapper. Les grands hommes de l’histoire sont tous passés par la mort. Bio Guerra, Samory Touré, Béhanzin, Andounian, L’enfant nangnango. 139 Hannibal, Alexandre le Grand, tous ont disparu. Nul n’échappe à la parfaite justice de la mort. Elle n’accepte aucun présent ni pitié, mais rend justice sans aucune considération quelconque. Réjouissons-nous de ce qu’il y a la mort. La mort conduit à une certaine moralité. Sans elle, on ne parlerait pas de moral ni d’éthique. C’est l’impuissance de l’homme devant la mort qui l’amène à accepter et à pratiquer certaines règles sociales. L’équilibre de la nature est maintenu par le phénomène de la mort. S’il y a une chose que nous avons de commun, ce ne peut qu’être la mort. Nous vivons différemment, mais nous mourons de la même manière. Tant que les hommes existeront, la mort existera également. Et ne cessera jamais de nous apprendre que nous sommes sans valeur. Au lieu de blâmer un tel phénomène, louons-le au contraire. — Au nom de quoi oses-tu prendre la parole et tenir un tel discours devant les gens ? interrogea gravement Dandagou. Sais-tu dans quelle condition es-tu venu au monde ? Et te voilà à donner la leçon à tes enfants. Tu n’as jamais vu le visage de la mort et tu ne peux même pas savoir ce que tu dis. J’ai honte de la nouvelle génération. Oui très honte. En disant tout cela, il s’éloignait du groupe. On pouvait même entendre de loin 140 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ses vociférations. Ce discours n’était pas du goût de tout le monde, surtout de ceux qui connaissaient l’histoire de ce village. Quel nom conviendrait-il le mieux à cet enfant ? Andounian a toutes les qualités requises pour se faire une renommée. Mais pour l’heure, il reste l’enfant impoli, du moins aux yeux de certains. Peutêtre deviendrait-il celui que tout le monde voudrait écouter ou fuir ? Deux personnes ont seulement compris son discours : Garigui et Soigui. — « Andounian vient de tenir un discours qui devrait nous faire réfléchir, dit Garigui. Il parle tacitement aux têtes bien faites. La nouveauté de sa réflexion a de quoi susciter la colère de certains. Et nous ne croyons pas qu’il ait dit quelque chose de très grave. » — Mon ami, je ne condamne guère ce que tu loues ni louer ce que tu blâmes. Nos pensées se marient la plupart du temps pour ne pas dire toutes les fois. Mais ce que tout le monde condamne ici, je crois bien, c’est moins sa parole que son âge. Nous sommes dans une société où la hiérarchie occupe une place essentielle. L’observation stricte de la hiérarchie nourrit davantage notre tradition et éclaire toute sa beauté. Si Dandagou n’avait pas eu une telle réaction, on pourra dire à dieu à nos valeurs, répondit Soigui. Andounian, L’enfant nangnango. 141 — Ton analyse, mon cher ami, montre que je ne mange pas avec un demeuré, mais avec celui qui honore son nom. Il est normal que chacun soit tiqué en écoutant Andounian. Et comme tu viens de le constater, le discours tenu par l’enfant, ne reflète pas son âge. C’est un enfant qui est en avance sur luimême. Mes chers frères- s’adressant à ceux qui étaient restés - c’est heureux de voir au moins un jeune enfant raisonner de la sorte. Si nous devons toujours rester cramponnés à la tradition, je ne vois point comment nous allons grandir. Que direz-vous de cet enfant qui après dix ans de vie ne veut pas quitter le sein de sa mère ? Cette question laissa des mouvements de réaction en sourdine. Garigui continua. Si vous pensez que tout enfant qui naît doit grandir, alors toute tradition qui naît doit être dépassée aussi. On n’est pas sage seulement en étant soumis à la tradition jusqu’à sa mort, mais en améliorant ce qui est pour faire d’autre. Nous venons d’assister à un exemple. Contrairement à ce que mon cher frère Dandagou vient de dire, je crois que la nouvelle génération n’est pas morte. Elle se réveille plutôt. Je suis fier de notre fils. Vous aussi, soyez fier de lui. L‘intervention de Garigui eut une foule de réactions. Mais la plus intéressante, est celle qui souleva une autre problématique, venu aussi d’un jeune, 142 Assan 1er Jumeau N’GOYE. mais cette fois-ci d’une jeune fille. — Cela voudra donc dire que désormais les femmes aussi doivent avoir le droit de parler et d’intervenir en public ? Demanda Bana Tanma toute fière. Celle qu’on surnommait la hache des hommes. Elle aime en effet, défiler autour des hommes tout comme si sa nature la lui contraignait. Sa mère la cherchait parfois à longueur de journée pour les travaux domestiques en vain. Avec son teint noir et sa démarche masculine, nul ne peut parier sur sa féminité sans échouer, du moins pour ceux qui ne la connaissaient pas. On lui demandait parfois, non pas sans gêne, d’exhiber son intimité afin de départager les parieurs. Elle recevait en retour sa part. Son apparence la poussait à défier les hommes au combat, et elle sortait parfois victorieuse. Sa question laissa un silence total. Les hommes s’étaient-ils pris dans leur propre filet ? Le long silence en dit plus. Mais soudain Tabé intervient. — Petite fille, comme toute fille, tu es une femme en devenir. Nous savons tous que vous êtes nos chères mamans, nos sœurs et nos femmes… Nous pouvons dire que nous vous devons la vie. Mais je ne crois pas que cela vous autorise ou suffisse à vous élever au rang des hommes. Vous êtes in- Andounian, L’enfant nangnango. 143 férieures aux hommes, et cela est naturel. La nature vous a destiné à une telle fin. La nature a voulu que vous portiez un fardeau qui dure un nombre de mois donné, alors que l’homme n’en porte jamais. La virilité de l’homme se sent et se constate partout. Toutes les parties de son corps inspirent le respect, alors que les vôtres, la méfiance et le mépris. Quand l’homme se met en érection, on voit le témoignage d’une force naturelle, l’image d’un dieu. Là encore, la nature a semé la différence. Quand l’homme veut livrer une bataille, il mise sur sa poitrine, alors que vous la cachez. Là encore, une différence. Lorsque le village brûle, on cherche les hommes et on cache les femmes. Là encore une autre différence. La vue de la femme dans certaine condition est signe de malheur ce qui ne l’est pas quand c’est un homme. Vous êtes la source de nos maux. Une bonne femme, c’est celle qui surprend son mari au lit et à la cuisine. Il est contre nature qu’une femme tente de s’élever au même rang que l’homme. La nature fait les choses justes, et elle ne vous a pas prédestinée à cette fin. Veuille donc considérer cette conversation comme s’adressant aux hommes. Ces mots de Tabé, donnèrent le sourire à Dandagou le misogyne, revenu entre temps. « Nous espérons 144 Assan 1er Jumeau N’GOYE. que cela restera ainsi mon cher » conclut Dandagou avec une entière approbation. — Mais ce que vous dites est odieux. — Odieux ? Non Bana Tanma ma sœur. Dismoi petite fille : qu’attend une femme d’un homme lorsque celui-ci lui fait part de ses sentiments ?... — L’argent, dit Dandagou avec un rire moqueur. — Nous savons tous ici que la femme attend que l’homme lui fournisse non seulement le besoin physique et alimentaire, mais aussi et surtout le besoin matériel. Nous n’avons jamais vu un homme sous la responsabilité d’une femme. Si cela était avéré, ce serait un cas parmi tant d’autre. Et un tel homme n’est rien d’autre qu’un vaurien. Mais nul n’accuserait une femme qui se fait nourrir, vêtir et loger par un homme. Qui de celui qui donne et de celui qui reçoit est supérieur à l’autre ? Penser que c’est celui qui reçoit, c’est admettre que les enfants sont supérieurs aux parents et les parents aux dieux. Comme des parents les enfants attendent la protection et les parents des dieux, la femme elle-même attend de l’homme sa protection. Le jour où les femmes tenteront de renverser cette hiérarchie naturelle, alors surviendront les Andounian, L’enfant nangnango. 145 troubles et discordes sociaux. Et toute personne qui s’oppose à la stabilité sociale est un criminel. Considère celles qui voudront changer les choses comme tel. C’est pourquoi je m’inscris en faux contre le pasteur qui souhaite que les femmes doivent avoir la liberté de choisir leur époux. Il parlait tout comme si l’on pouvait choisir par soi-même. Qui d’un homme ou d’une femme a choisi la forme de son cœur ? Pourquoi donc prétendre choisir ses sentiments ? Lorsque l’homme dispose son cœur à un choix quelconque, il finit par se tromper. Car à tout choix, précède la raison. Et la raison, est l’ennemi d’un amour véritable et vrai. Or dans le domaine de l’amour, la raison qui précède le choix n’est pas pure, elle est autre : ni raison, ni cœur. C’est là que réside les pures illusions : lorsqu’au royaume des sentiments, intervient la raison. Aucune de nos mamans n’a jamais connu dès l’avance nos papas ; et pourtant, l’amour s’est installé entre eux. Je crois bien que c’est cet amour qui se constate à travers tous les enfants de notre cher Temkpé. Quoi de plus agréable que l’union qu’engendre l’amour ? Ne devrons-nous pas préférer la contrainte qui unit que la liberté qui divise ? C’est ce à quoi nous assisterons quand les femmes voudront soumettre leur liberté à un éven- 146 Assan 1er Jumeau N’GOYE. tuel choix de partenaire : la fille se détachera de ses parents et le jeune homme en fera de même. Voilà l’origine de nos divisions qu’on aurait pu remédier par un minimum d’attention. De plus, votre taux élevé de phéromone vous a destiné à une faiblesse non seulement intellectuelle mais aussi physique. Comment voudrez-vous être l’égale de l’homme ? Ne désirez pas ce qui peut déstabiliser l’ordre naturel. Contentez-vous plutôt de ce que la nature a voulu et vous serez assez libre. — Mais il y a des femmes aussi intelligentes que les hommes. — « Une hirondelle ne fait pas le printemps. Et sache qu’il y a deux catégories d’hommes : les vrais hommes et les homme-femmes. Les premiers sont ceux qui n’ont connu aucun problème chromosomique. Et là on parlerait d’une anomalie. La maladie est d’ordre naturel, nul ne saurait montrer le contraire. Considère aussi ces femmes dites intelligentes comme un problème d’ordre biologique. — Ce n’est nullement pas une question d’hirondelle ni de printemps, intervient Soigui. Tu sembles bien ignorer le tout de notre culture. A temkpé, de tels raisonnements ne Andounian, L’enfant nangnango. 147 peuvent guère être encouragés lorsque nous savons que la femme représente l’image même de nos cultes. Or, ôter les cultes de notre cité, c’est la détruire. As-tu oublié le fonctionnement de notre royauté ? Aucun homme, quel que soit son statut social n’est autorisé à garder le corps du roi si ce n’est le Gnon Kogui. La double fonction de la femme n’est plus une question d’école. Pendant que nous discutions ici, témoignage de notre oisiveté nos femmes, elles, sont à l’œuvre à la maison s’acharnant à préparer le repas et à prendre soin de nos enfants. Tout ce qui donne et préserve la vie doit être relevé au plus haut niveau de l’existence. La femme inspire la beauté de la vie et de l’existence. Elle est celle par qui les valeurs viennent au monde. Force de la persévérance, de la foi et de l’amour, elle est la valeur conjuguée et incarnée de notre société. Nos combats ne serviraient à rien si par sa présence elle ne nous encourage. C’est par elle que nous comprenons le sens de la vie puisqu’elle donne, elle-même la vie. Gagne le cœur d’une femme et tu jouiras d’un bonheur divin. Méprise-la et tu vivras ton enfer. Il est vrai qu’elle est marginalisée dans notre cité, mais elle ne saurait demeurer ainsi pour l’éternité. Le moment viendra où l’homme oubliera que la femme a été l’objet de tant 148 Assan 1er Jumeau N’GOYE. mépris, où l’homme s’agenouillera devant elle et l’adorer comme un dieu ; ou tout au moins l’homme oubliera sa masculinité. — Il y a des parties sombres de notre culture qu’il faille revoir, en effet, dit Andounian. — Lesquelles ? petit insolent, demanda Dandagou. — Bah ! celle qui consiste à exciser les filles, ou à les maintenir loin des débats politiques. — C’est vrai petit. Les changements viendront progressivement, dit Garigui. — Vous avez la lourde responsabilité de changer les choses. Votre punition sera votre échec. L’exécration de Tabé et de Dandagou à l’égard des femmes est due à leur échec social. Car à Temkpé, on mérite sa femme. Pour conquérir le cœur d’une femme, il faut avoir montré de l’amour pour le travail. Cette vision des choses justifie le nom du village : Tempkpé, ‘’les dévoreur de la terre’’. Ce village légèrement situé sur une montagne est entourée de terres cultivables et riches. Tout ce qu’on mettait au sol germait nécessairement, et une branche d’arbre tranchée repoussait. Même au sol, les arbres portaient des fruits, en leur saison. Ses arbres de toutes les tailles font penser à l’origine de la terre. Mais à Andounian, L’enfant nangnango. 149 Temkpé, tout ceci est tombé dans l’oubli. Tabé avait manifesté du remord après avoir tenu de tel propos. Il manifesta le désir de s’excuser quand la voix du gongonneur retentit.XVII Le lendemain matin, une grande foule s’était réunie sur la place publique pour voir et écouter l’étranger. On s’impatientait, on attendait quand même. A dix heures pile, l’étranger était là. « Ba’touré ! ba’touré ! ba’touré !... pouvait-on entendre de part et d’autre à la vue de l’étranger. Il lui faut un traducteur,pensaient-ils. » Mais ce n’était pas nécessaire. Le Blanc commença son discours en saluant l’assemblée dans la langue locale à la grande surprise de tout le monde. — Je vous salue habitant de Temkpé au nom de celui qui m’envoie vers vous. Je viens de la part de quelqu’un. Celui-ci s’appelle Jésus-Christ. Vous pouvez bien vous demander qui est Jésus-Christ. Et ceci est normal. 152 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Jésus-Christ est celui qui est venu avant Mahomet. Il est le fils de Dieu. — Fils de Dieu ? Mais de quel Dieu parlez-vous, monsieur le Blanc ? demanda Dandagou. — Le Dieu très haut, celui qui a créé le ciel et la terre. — Nous ignorons que Gusunon Bio Wuré ait un fils. Comment cela est-il arrivé ? interrogea derechef Dandagou. Le pasteur Bill expliqua la naissance de Jésus. Puis décrit la nature de l’homme avant et après le péché et montra la nécessité pour celui-ci de renouer avec Dieu afin d’être sauvé. On écouta attentivement le pasteur sans l’interrompre. A la fin de son discours, il demanda à tous ceux qui veulent donner leur vie à Jésus de s’approcher. Malheureusement personne ne s’avança. Le lendemain, sous le manguier, Soigui, Garigui, Andounian et quelques autres étaient là ; discutant du message de monsieur Bill. — « Le pasteur dit des choses qui me bouleversent, stipula Soigui. — Il a éclairé mon esprit sur certaine chose que nous racontait le maître à l’école, dit Andounian. Andounian, L’enfant nangnango. 153 — Ce ne sont que des histoires. Ne prêtez aucune attention à ce qu’il dit, intervient Dandagou — Pourtant ce qu’il dit est pertinent à mon humble avis. — Pas pour moi. Je crois au contraire que ni les juifs ni les chrétiens et même nous, musulmans ne verront Dieu, articula Andounian. — Quelle sottise ! Réagit Garigui. — Il dit vrai, intercepta Tabé. — Depuis quand approuves-tu les propos de ce garçon ? Ironisa Dandagou. — Voyez un peu l’évolution des choses, dit Andounian : du judaïsme, nous sommes passé au christianisme et du christianisme à l’Islam. Et au lieu que chacune d’elles périssent, ces religions ont survécu. Conséquence logique ; l’affrontement. Cette survivance, due à un jeu de psychologie fait sur les populations et sur les hommes en général, constitue la racine de tous les maux de l’humanité. Nul ne peut le nier aujourd’hui, ni même vous malgré votre âge avancé, que notre humanité transporte un lourd fardeau : la guerre des religions. C’est d’elle qu’elles sont nées, a-ton dit, et, justement, elles disparaitront par 154 Assan 1er Jumeau N’GOYE. la même cause. Mais notre humanité continue de subir parce qu’elle est constituée en grande partie d’hommes ignorants. Mes chers parents, l’ignorance est une maladie, plus grave que toutes autres maladies ; elle est l’enfer des hommes. Si hier, le judaïsme était la religion légitime c’est-à-dire celle par qui l’on verra Dieu, comme on nous l’a fait connaître, dont le dépérissement a donné naissance à l’Islam, né lui-même du christianisme de la même manière ; ne voyez-vous pas là un grave problème ? Celui de la crédibilité ? Les juifs continuent de se dire élus de Dieu ; le christianisme promet un nouveau salut de l’âme dont Jésus-Christ est le canal ; et pour les musulmans, nul n’ira chez Allah sans connaître Mahomet son envoyé. Ainsi, la religion est devenue subjective. Finalement, personne ne verra Dieu. Stupéfait par son esprit d’analyse, Garigui et Soigui se jetèrent des regards d’étonnement. Garigui pensant pouvoir prendre l’enfant au piège, lui posa une question — Et les autres religions alors ? Les religions traditionnelles ? — Les autres religions ont déjà leurs dieux sur terre, et les adeptes périssent avec eux. Ces religions ne proclament pas le salut de Andounian, L’enfant nangnango. 155 l’âme après la mort, mais plutôt son bonheur terrestre, et celui du bien-être social. C’est pourquoi, l’enfer comme le paradis, dans ces religions est terrestre. A cet effet, il n’est pas rare de les entendre dire : tout se paie ici-bas. — Ecoute petit ; nous te conseillons de ne plus jamais tenir de tels propos ailleurs au risque de perdre ta vie. Comme tu as toi-même reconnu que l’humanité souffre d’ignorance, il faut reconnaître aussi que celle-ci tue, non point l’ignorant mais celui qui ne se prétend pas comme tel. L’ignorance des juifs a tué, non pas les juifs, mais un juif, Jésus. Le Blanc l’a dit hier. Donc fait gaffe mon vieux. Allez ! Va t’amuser avec tes frères là-bas. » Le jeune garçon fila et disparut comme un éclair. Après le départ de l’enfant, Soigui se tourne vers son ami et lui demande, — « penses-tu que l’âge est le seul critère de la connaissance exacte ? — Je crois que non. Avec ce que je viens de vivre, je dirai sans risque de me tromper que l’âge ne détermine pas la connaissance des choses. Ce qui me trouble d’un jour à l’autre, ce sont les paroles du Blanc. Mais ma place dans ce village ne me permet pas 156 Assan 1er Jumeau N’GOYE. de prendre position. Il a dit que nous portons une faute depuis notre naissance et que nous devons tuer avant de rencontrer Dieu. Ce qui est plus séduisant et frappant dans tout ça, c’est quand il a affirmé que Dieu était prêt à nous accepter si nous lui faisons confiance à travers son fils Yésus. Aussi ditil qu’on peut être sauvé et devenir « Fils de Dieu », que Dieu nous aimait, à tel point qu’il éprouve de la tristesse lorsque nous le rejetons et finissons par mourir dans notre situation de pécheur. J’ai pu observer en lui la manifestation d’un amour extraordinaire. Il ne cessait de faire mention de l’amour dans ses propos. L’amour est le terme qui revenait régulièrement toutes les fois que je l’écoutais. Un Dieu qui nous aimerait, est un véritable Dieu. Tu sais bien que nous aimons Andounian malgré ses caprices. Je vois ce Dieu dont nous parle le pasteur, comme nous, à l’égard de notre fils. Mais à entendre le pasteur, l’Amour de ce Dieu est encore plus grand. Il dit que ce Dieu condamne le meurtre. Ce que nous avons vu jusque-là, contredit ce que nous apprend cet homme. Je vois ce même amour dont il parle chaque jour dans ses yeux. Soigui, j’ai toujours eu des doutes sur Dieu tel qu’on nous l’avait présenté : un Dieu qui récompense les meurtres accomplis en son nom. Andounian, L’enfant nangnango. 157 Tout est nouveau chez cet autre Dieu. Tout est nouveau. Mais je crains que notre fils Andounian ne suive le pasteur, surtout avec son esprit de liberté qu’il manifeste souvent. — Non mon frère Garigui, je ne le vois pas làbas. As-tu entendu ce qu’il vient de dire ? — Oui. Aussi pertinent que cela risque de lui faire changer d’avis quand il rencontrera en face Bill. Entre intellectuel, le débat sera encore riche… cette dernière phrase de Garigui fut interrompu par la voix de Dandagou qui accourrait vers eux criant. — Malheur à nous ! Malheur ! — Qu’y-a-t-il ? Parle, demanda Garigui les yeux rouges et tout tremblant. — Ba-ké… les mots sortaient difficilement de sa bouche. — Reprend tes esprits mon cher frère et parle, lui dit Garigui. Respirant profondément, Dandagou dit : — Baké a suivi le Blanc. Elle a accepté le message du pasteur. Nous sommes foutus. Il faut qu’on la décapite sur le champ… Après un long silence, Garigui prend la parole et 158 Assan 1er Jumeau N’GOYE. dit : — Ne précipitons pas les choses et n’agissons pas pour susciter la colère des ancêtres. Nous devons l’écouter. Ils se dirigèrent tous vers la maison de Baké.XVIII Lorsqu’ils arrivèrent chez elle, ils la trouvèrent seule et toute heureuse. « Mais qu’est-ce qui lui donne cette joie ? » s’interrogeait Dandagou. Ces mêmes interrogations se lisaient sur le visage des autres aussi. — « Soyez les bienvenues, dit Baké. — Nous te saluons Baké au nom d’Allah, répondit Garigui au nom du groupe. — De l’eau s’il vous plaît. Prenez de l’eau et buvez-en avec joie… ils se jetèrent un regard d’étonnement voyant la fougue de joie qui décrivait le visage de Baké. — Baké ! interpella Garigui. 160 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Oui Bâ, répondit-elle. — Nous venons d’apprendre une triste et dangereuse nouvelle. En tant que dignitaire du village, même si ce titre ne nous ait pas attribué officiellement, nous ne saurons rester sans réagir face à cette situation. Nous venons d’apprendre que tu t’es alliée à l’étranger et que tu as accepté son message. Est-ce vrai ? — C’est exact. — Peux-tu nous dire ce qui t’a poussée à accepter son message ? — Bâ, c’est une grande joie pour moi de vous voir toujours vous soucier de moi et de ce village. Je ne sais comment vous le reconnaître. Vous étiez là quand mon mari est décédé, et aussi présent bien avant son décès. Vous avez élevé mon fils unique comme le vôtre. D’ailleurs il ne se sépare jamais de vous. Pour ceci je vous sais gré. En fait, depuis le décès de mon mari, je me suis senti chargée d’un fardeau que je ne suis jamais parvenue à décharger. Je pensais que les dieux n’étaient pas avec moi, qu’ils m’ont abandonné. Je ne sentais aucune joie de vivre. J’étais toujours envahi par l’idée de finir avec ma vie et mes douleurs. Si ce ne fut l’amour que j’avais pour mon enfant, j’aurais Andounian, L’enfant nangnango. 161 rejoint mon mari. Jusqu’au jour où de nulle part apparaisse un individu inconnu, un intrus. Je n’avais guère envie de sortir ce jourlà pour l’écouter. Mais mon fils m’obligea. Arrivé-là, j’écoutai le pasteur avec attention. Il parlait tout comme si quelqu’un lui avait révélé mon être intérieur. Alors que je me croyais abandonnée par tous, le pasteur dit qu’il y avait quelqu’un là-haut qui m’aimait et qui veut m’aider, me décharger de mon fardeau. Mon fardeau qui m’a toujours terrorisée, tourmentée. Au fur et à mesure que je l’écoutais, j’avais tout de suite envie de me jeter par terre devant lui ; surtout lorsqu’il s’exprima en ces termes : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et courbés sous un fardeau, et je vous donnerai du repos. Acceptez mes exigences et laissez-vous instruire par moi, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. En effet, mes exigences sont bonnes et mon fardeau léger. »5 Depuis ce jour, une voix au fond de moi ne cessait de m’interpeller. Je ne pouvais pas lui résister. Elle était si puissante et douce à la fois. Je finis par aller voir le pasteur et lui demander ce qui m’arrivais et ce que je devrais faire. C’est alors qu’il me dit, « cette voix que tu 5- Mathieu chapitre 11 versets 28 à 30 162 Assan 1er Jumeau N’GOYE. entends, est celle du Seigneur Jésus-Christ. Il veut te décharger ; il te suffit de lui donner l’accès. Car, dit-il : « Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi. »6 Après tout, il me posa une seule question : veuxtu accepter Jésus-Christ ? Je n’hésitai point. Depuis ce jour, j’ai senti une force s’emparer de moi et enlever tout ce qui me pesait. J’ai été envahi par une extrême joie et cela ne m’a plus jamais quittée. Voilà comment je suis devenue ce que je suis aujourd’hui. — Bien, dit Garigui. Nous venons tous de t’écouter. Je vais à présent demander l’avis de Dandagou et Soigui. Se tournant vers ses compagnons il demanda : — Qu’en pensez-vous ? — Qu’elle renonce à tout devant nous… dit Dandagou sans faire attention à ses larmes. — Baké, feriez-vous ce que Dandagou vient de dire ? Interrogea Garigui. — Sous votre respect, je ne le peux. 6-Apocalypse chapitre 3 versets 20. Andounian, L’enfant nangnango. 163 — Alors qu’elle quitte tout de suite le village. Rétorqua Dandagou, qui commençait par ressentir de l’amour pour Baké comme au premier jour. — Non, Dandagou. Nous ne pouvons pas céder à ta demande quand bien même nous en avons le pouvoir. Nous savons tous que l’Islam n’est pas la religion qu’adoraient nos pères et nous n’avons eu aucune menace quand nous avons accepté la pratiquer. Ce n’est donc pas aujourd’hui que nous allons faire à autrui ce qu’on aurait pu subir. Il est vrai que le roi mourra un jour ; mais nous devrons faire de sorte qu’il ne meurt par notre faute. Nous ne pouvons pas extirper quelqu’un pour avoir manifesté sa liberté. Outre ceci, je pense que l’expérience de notre sœur et le témoignage qu’elle vient de nous rendre sont aussi émouvants que nous ne saurions résister à son choix. Ce qui est juste, dure ; mais ce qui ne l’est pas, meurt au réveillon. Attendons et voyons la suite. Pour l’heure, nous en avons assez. Nous ne savons pas qu’elle serait la réaction de ton fils quand il l’apprendra. Baké, notre prière dans ce village, est de voir tout le monde heureux malgré la situation que nous traversons. Ils étaient encore là, lorsque Tabé entra tout en suffoquant. 164 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Que se passe-t-il Tabé ? demanda Garigui les yeux bien écarquillés. — Il se passa un drame à Arbonga, répondit-il. — Mais quel drame ? interrogea Dandagou tout en secouant son alter ego. — Dix personnes viennent de perdre la vie pour avoir mangé de kiro komko7 . Il se pourrait que la vendeuse conserve ses vivres à base d’insecticide. Ce produit eut raison sur tous ceux qui ont mangé son repas. — Nos femmes doivent éviter de tels comportements. Nous finirons par rendre nos enfants moins intelligents. Ces produits sont dangereux, articula Garigui. 7 -C’est un gâteau à boîte, fait à base de l’haricot, qui se mange au chaud accompagné d’huile.XIX Le projet de construction de l’église, qui a déjà reçu l’adhésion de quelques jeunes, ne donnait pas le sommeil à Dandagou. — Garigui, je ne crois pas qu’on puisse laisser le pasteur raser les poils de notre anus, dit Dandagou. Après avoir détourné dix de nos jeunes, il veut maintenant une terre. Une erreur de la part du roi à céder une portion de notre terre à cet individu souillerait à jamais non seulement le trône mais aussi dangereusement notre terre ; la terre de nos ancêtres. Si cela, par erreur se faisait, qui pourra apaiser la colère de nos ancêtres ? 166 Assan 1er Jumeau N’GOYE. — Les ancêtres sont déjà en colère Dandagou, répondit Garigui. Ils le sont depuis bientôt vingt et un an. Je me rappelle de la première année de disette comme si c’était hier. On n’aurait jamais imaginé qu’à Temkpé, les marmites au feu seront dérobées. Il y a certaines choses qu’on aurait voulu oublier, mais les traces laissées par cette famine font désormais partie de l’histoire de ce village. Laissons le pasteur faire ce qu’il a à faire. « Prenez garde de rejeter un étranger qui vient à vous » disait toujours mon père. Il le tenait aussi de son père et son père de son père. — Je pleure nos valeurs. Ce pasteur ne cesse de mépriser nos valeurs, les traitant de diaboliques et invitant les jeunes à les abandonner au profit de son dieu. Un tel message n’est pas à encourager, mon cher ami. C’est notre identité qui est en jeu. Que deviendront nos enfants si tous les jeunes le suivaient ? Adieu ! Temkpé. Adieu ! notre identité. Adieu ! le baatonu. L’heure est grave et je m’étonne de ce que tu ne vois pas la gravité de la situation. — Je comprends bien ton inquiétude. Mais la paix est préférable à tout autre chose ; et la diversité doit être le fondement de notre union et de nos valeurs. Andounian, L’enfant nangnango. 167 — « Que nos ancêtres nous préserve de toute dérive » Conclut Dandagou. Au moment où les discussions autour de l’affaire pasteur s’écrasaient, apparaît Andounian le visage dévoré d’inquiétude. — Andounian ? interpella Dandagou, qu’as-tu mon fils ? — C’est le pasteur… A ces mots, Dandagou jeta un regard diabolique à Garigui comme pour lui dire : « Vois-tu le dégât que crée le pasteur ?» — Oui Andounian. Qu’a-t-il fait ? interrogea Dandagou. — Il a dit beaucoup de choses aujourd’hui sur son dieu là. Il prétend que son dieu est mort et qu’il est revenu à la vie après trois jours passés au tombeau. Mais avant cela, qu’il a réveillé un homme d’entre les morts. Tout ce qu’il disait de son dieu me paraissait impossible ; mais il y avait une parfaite logique dans ce qu’il disait. — Mon fils, dit Dandagou, pour mépriser les paroles du pasteur devant l’enfant et l’amener à se désintéresser à tout ce que celui-ci lui dira après, c’est ce qu’on appelle de la magie. Cela n’est pas nouveau pour nous. 168 Assan 1er Jumeau N’GOYE. Il est normal que tu sois stupéfait en entendant ces choses. Mais pour nous autres, cela n’ébranlerait guère notre cœur. Car des hommes, dans ce village, on en a vu et pas les moindres. Le plus célèbre parmi eux, c’est Worou Guiguisigou… Tous se rappellent de Worou et surtout de la honte qu’on lui infligea. L’enfant voudrait tout de suite savoir tout de ce Worou et de ce qui s’est passé. Il demanda tout excité : — Qui est Worou ? — Je voudrais bien laisser le soin à Soigui de te conter l’histoire de Worou, dit Dandagou. Il a tout entendu et tout vu. Il a vécu les événements de fond en comble... Le petit tourna son regard vers Soigui qui se tint prêt à tout raconter. Sans attendre, il commença. — Mon enfant, les vrais hommes ont existé. Et Worou en fait partie. Mais il a joué avec ce qui devrait être préservé. Comme son nom l’indique, Guiguisigou, celui qui s’enterre vivant. Worou a compris une chose qu’il n’oubliera jamais. Sa réputation venait du simple fait qu’il se faisait enterrer vivant et sortait indemne du tombeau sans aucune intervention extérieure. Il a traversé des maisons, des quartiers, des villages et des Andounian, L’enfant nangnango. 169 hommes et partout où il est passé, il s’est fait un nom. Il apprit un jour, qu’il existait un village où la magie ne marche pas ; un village où n’existent que des hommes. Cette parole lui sonna à l’oreille comme une provocation directe, un défi. Il résolut donc de toucher aux testicules du lion. Ainsi, il montrerait au monde qu’il était le premier et le dernier des magiciens. C’est alors qu’il décida de se rendre dans ce fameux village. A l’époque, Worou ne craignait rien. Son pouvoir l’avait aveuglé ; aveuglé à un niveau où il oublia la mort. Kérou, petit village aux grands hommes ; voilà où Worou s’est rendu. En ce temps-là, la renommée de Kérou n’était pas ignorée. Arrivé à Kérou, Worou fit appel au gongonneur et lui dit : — Gongonneur ! J’ai une mission de la plus haute importance pour toi aujourd’hui. — Je suis à votre disposition mon seigneur… lui répondit le gongonneur. — Prend tes dues et va gongonner dans tout le village ce message… — Quel message mon Seigneur ?... demanda le gongonneur, qui n’attend que ces moments pour se nourrir. — Va ! Dis aux Habitants de ce village qu’un 170 Assan 1er Jumeau N’GOYE. homme est arrivé et qu’il voudrait s’entretenir avec les hommes demain midi pile. Fais de sorte que personne ne soit sous informé. N’oublie pas de préciser les types d’hommes que je voudrais rencontrer. — Oui mon Seigneur : les vrais hommes. Mais sous votre respect mon Seigneur… ? — Oui je t’écoute. — N’est-ce pas là une provocation ? — Es-tu là pour juger du contenu d’un message ou de le transmettre tel qu’on te l’a dit ? — Toutes mes excuses mon maître… Le gongonneur passa le message conformément au désir de Worou Guiguisigou. Le lendemain, à l’heure voulue par le magicien, tout le village avait répondu à l’appel. Hommes, femmes, enfants et quelques étrangers étaient là. A midi pile, Worou commença sa magie à l’attention totale de tout le monde. Il appela quatre jeunes pour creuser une fosse qui accueillera bientôt son corps. Lorsque les jeunes eurent terminé de creuser le trou, il se coucha. On le lia, les bras à même le corps, puis on le jeta dans le trou. On emplit le trou du sable jusqu’à en faire une bossue. Enfin, sur la tombe, on mit du feu. Après cela, un silence total s’installa ; et on attendait. Quelques minutes plus tard, survient Andounian, L’enfant nangnango. 171 Worou de nulle part. De part et d’autre, on s’interrogea sur ce qui venait de se produire. « Qui est cet homme ? Se demandèrent les uns aux autres. Nous n’avons jamais vu une telle chose. Ceci est incroyable… » Worou peut crier victoire. Il pouvait se dire au fond : où est ce que disaient les hommes ? Mais, mon fils Andounian, interpella Soigui, à Kérou, il y a deux quartiers : Yadikparou et kaguigourou. Et chaque quartier a ses hommes. Worou avait réussi à Yadikparou, et il a vendu des bagues magiques à deux cents francs cfa. Lorsque Worou apprit qu’il y avait deux quartiers, il décida d’achever sa course. Ayant pris la décision de descendre à Kaguigourou pour parer sa victoire de bonheur et asseoir ainsi définitivement sa réputation, le chef quartier de Yadikparou le reprit et lui dit, « Worou ! Suis mon conseil, ne va pas à Kaguigourou car ils sont trop stupides ; ils n’entendent pas raison là-bas. — Chef quartier ! tes paroles me font du bien. Si vous ne m’avez pas arrêter, ce n’est pas à Kaguigourou que le contraire se produira. Puis le magicien cria le nom du gongonneur. — Me voici maître. — Mon cher gongonneur, dit Worou, j’ai une dernière mission pour toi. » Le magicien lui tendit cinq cents francs, puis le char- gea du même message cette fois-ci pour les 172 Assan 1er Jumeau N’GOYE. hommes de Kaguigourou. Le gongonneur se para de son tambour et alla porter le message du magicien à Kaguigourou. Lorsque le gongonneur termina d’annoncer son message, la colère du chef du quartier fit perdre la vie au tambour du gongonneur. Mais le chef fut repris par quelqu’un qui lui dit que le gongonneur était en mission et qu’en aucune façon, il ne saurait être tenu pour responsable du message qu’il porte. Le chef du quartier s’apaisa mais ne trouva pas le sommeil ce jour, méditant sur les paroles du magicien. C’est alors qu’il se dit : lorsqu’une situation se présente, on ne la résout pas seul. Très tôt de bonne heure, le chef quartier alla de maison en maison, visitant les grands hommes jusqu’à ce qu’il arriva chez Ban’nan Kouma. Le chef quartier fit part du message de Worou à Ban’nan Kouma qui sourit aussitôt. Secouant la tête, Ban’nan dit au chef du quartier qu’aucune situation ne saurait exister sans trouver de solution, pas plus que celle-ci. Il rassura le chef quartier et le pria de rentrer chez lui. Il se trouva que les deux quartiers étaient séparés par une rivière. Pour quitter Yadikparou vers Kaguigourou, il te faut nécessairement traverser la rivière. Après que le chef du quartier est parti, Ban’nan alla au bord de la rivière et fit ce qu’il devrait faire. Ceci étant, Worou ne pouvait guère traverser la rivière sans abandonner, involontairement, ces gris-gris dans la rivière. XX Au moment où ils étaient en train de parler, ils aperçurent un vieux géant et robuste qui tenait en liesse quelques dizaines d’enfants. On peut à peu près entendre : « salut camalade ! » et les enfants répondaient : « camalade salut. » C’est une formation militaire ou une partie de jeu ? En tout cas, Andounian voulait savoir. — Qui est ce vieux ? demanda t-il à Garigui. — Ce vieux ? C’est Bah Kpérou, un ancien combattant. Il a combattu aux côtés des Français contre les Allemands. Il lui prend parfois de s’amuser avec les enfants. Mais le jour où ses facultés sont en place, de bonnes idées proviennent de sa tête. Et je crois qu’aujourd’hui de bonnes choses en 174 Assan 1er Jumeau N’GOYE. sortiront. Va ! suis-le, tu apprendras quelque chose… Andounian se trouva au milieu des enfants. Constatant sa présence, Bah Kpérou les fît asseoir par terre au pied du baobab. Les enfants tinrent le silence et Bah Kpérou se mit à dire : — «Cette guerre n’était pas la nôtre. Et pourtant, nous avons combattu. Nous avons versé notre sang, nous avons perdu nos frères, nos amis, nos coutumes, notre identité, pour défendre un pays. De force, on nous a amenés ; loin de nos parents, de nos femmes, de nos enfants et de nos terres, pour mourir ailleurs sans dignité. Nous sommes morts comme des chiens, sans sépulture. Nous autres survivants, sommes jetés chez nous comme des déchets dans une poubelle. Et comme cela ne suffisaient pas, ils sont venus encore nous arracher nos terres, nos valeurs, notre identité. En vain, nous avons combattu. En vain, nous sommes morts. En vain, nos sangs sont versés. En vain, nous avons tout laissé. Et nous qui sommes frères, ou qui devons l’être, nous sommes devenus des ennemis. En notre sein est né la xénophobie, l’ethnocentrisme, le régionalisme et le narcissisme. J’ai perdu un œil pour une guerre qui ne me concernait guère. Aujourd’hui mes Andounian, L’enfant nangnango. 175 enfants, j’ai une seule guerre ; celle de faire de vous de vrais africains. Apprenez désormais à vous aimer. Partagez vos idées pour grandir ensemble. Et comme cette montagne debout, construisez cette société agonisante ; et amenez-la jusqu’au sommet. Je ne vous demande pas de prendre les armes qui tuent le corps et versent le sang. Je vous demande simplement de prendre quelques armes pour combattre : la sagesse, l’amour, l’intelligence et la détermination. Ayez la sagesse dans tout ce que vous faites ; l’amour de ce que vous faites et de ceux pour qui vous le faites ; l’intelligence dans tout ce que vous faites ; et la détermination d’amener au bout ce que vous avez entrepris. Que la diversité des opinions religieuses ne vous divise, mais qu’elle vous permette de vous approcher les uns des autres. Ne forcez pas l’autre à accepter votre choix. Ton choix convaincra l’autre par sa pertinence et non par la fougue avec laquelle tu la défends. Oubliez ce qui vous divise et cultivez ce qui vous unit. L’Afrique de demain, c’est vous. Retenez qu’un jeune sage, est un enfant bien fait ». Ce discours de Bah Kpérou moralisa profondément les enfants surtout Andounian. Le discours donna une grande orientation à Andounian qui semble trouver la résolution de l’énigme que ces pères n’ont pas pu résoudre. Sans attendre, il alla retrou- 176 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ver Garigui et Soigui pour demander une assemblée générale le lendemain matin. « Mais Andounian ! Qu’as-tu de si important à dire et qui nécessite la présence de tous les habitants ? interrogea Garigui. — Pères ! vous savez bien que nous traversons une grande et mauvaise situation. — Oui, nous le savons bien et c’est justement pourquoi nous ne voudrons pas embêter les habitants, parce qu’ils en ont marre. — Faites-moi confiance et convoquez un grand rassemblement. — Nous trouverons le gongonneur et l’annonce sera faite ce soir. Mais Andounian ? N’attire pas sur toi la colère des dieux et des habitants de Temkpé. — Faisons-lui confiance mon cher frère, dit Soigui. Alors demain nous t’attendrons tous sur la place publique. Nous ferons de sorte que tous soient présents. XXI I l était bientôt l’heure et Worou était là. Les habitants de Kaguigourou étaient là aussi ; quelques-uns de Yadikparou avaient aussi traversé la rivière afin d’assister à la honte qu’infligera Worou aux habitants de Kaguigourou les durs. Lorsque Worou vit les habitants de Kaguigourou, il les provoqua davantage disant : « C’est de vous qu’on m’a parlé ? Tête de mule ; vous allez voir aujourd’hui ». Ces paroles narquoises donnaient du sourire aux habitants de Yadikparou contrairement aux autres qui étaient déconcertés. On creusa bientôt le trou et il fallait maintenant chercher, un embaumeur, celui-là qui mettrait le corps de Worou dans le trou. Tambonou, le so- 178 Assan 1er Jumeau N’GOYE. phiste, le beau parleur, le rhéteur, celui-là même qui fit connaître le récit aux autres, était désigné pour aller à la recherche de l’embaumeur. Tambonou tomba sur Gankoré et lui fit comprendre qu’il y avait un enterrement et qu’il est demandé. Arrivé sur les lieux, on lui présenta Worou. Gankoré le voyant s’écria : « Depuis que j’ai commencé par enterrer les hommes, je n’ai jamais mis en terre un vivant et ce n’est pas aujourd’hui que je le ferai ». Ces propos, donnèrent du courage à Worou le magicien, qui se voyait déjà vainqueur. Gankoré partit sans essayer une telle expérience. On oublia Gankoré, puis Tambonou reprit ses recherches. On lui demanda d’aller voir Sabi Worogo. L’homme au courage de lion. Celui qui ne recule devant aucune situation. Le diable tomba plusieurs fois amoureux de lui sans succès. Pour le commun des mortels, Worogo était l’incarnation du mal. Le regard piquant, la tête toujours en mouvement comme une autruche aux aguets, il paraissait dans les récits comme celui qui dévorerait tout enfant qui sortirait de chez lui la nuit. Sa maison était toujours vide avec son éternel fumée. Aucun voleur ne s’essaya dans sa maison pour lui prendre quelques bourses. Il réussit, on ne sait comment, à avoir une femme qui lui fit un garçon. Arrivé chez Sabi Worogo, Tambonou fit connaître l’objet de sa venue. Une fois au parfum de l’affaire, Worogo dit : « tu dis bien qu’un enfant est venu Andounian, L’enfant nangnango. 179 insulter la terre ? Si c’est cela, même les larmes aux yeux, je l’enterrerai. » Après ses paroles, Worogo demanda à Tambonou de lui accorder quelques minutes. Worogo entra dans sa chambre et sortit avec une marmite dont l’extérieur ne donnait aucun appétit. Ayant pris la marmite, il la perça au bas, fit le feu et se tâcha de préparer de la sauce. Ceci décontenança Tambonou qui dit : « mais Worogo ! Tout le monde n’attend que toi et te voilà faire du feu en perçant le bas de la marmite. N’est-il pas mieux de me renvoyer que de me retenir ici ? ». A ces paroles de Tambonou, Worogo répond : « on raconte que toi, Tambonou, tu n’as que des mots comme pouvoir. Mais je te dis aujourd’hui ceci : lorsque tu entres dans une forge et que tu vois le forgeron sortir un fer, et l’enfoncer dans la braise, ne demande pas si tôt ce qu’il veut faire ; mais plutôt garde ta patience et tu verras ce qu’il en sortira. » Tambonou ne dit plus rien. Il tint sa patience. Lorsque Worogo mit la marmite au feu, la sauce bouillait à la surface, mais au bas ; rien. Aussitôt, un oiseau vint tomber à l’intérieur de la marmite avec lequel Worogo termina sa soupe. Après avoir enlevé la marmite du feu, il goûta à sa sauce, ce qui aussitôt changea son corps. Le corps de Worogo était devenu aussi noir que le charbon. A la vue de Worogo, Tambonou retrouva le sourire, et se dit en lui-même : « aujourd’hui, un nouveau jour se lèvera à Kaguigourou. » Après tout ça, Worogo dit : « allons ! Tambonou ». Arrivé sur les lieux, le chef du quartier de Yadikparou ayant 180 Assan 1er Jumeau N’GOYE. vu l’apparence de Worogo, s’approcha de lui et dit : — Veux-tu enterrer Worou comme un grand ? Worogo ! si tu le fais, Worou mourra, et tu répondras de sa mort. — Si moi je ne le peux, mon fils le fera, répondit-il. On alla chercher le fils de Worogo qui se présenta sur les lieux. Lorsque Worou aperçut son embaumeur, il le railla. Mais le fils retint son souffle. Le fils de Worogo prit Worou et l’attacha. Avant de l’envoyer dans le trou, il demanda à Tambonou de chercher une petite fille ; une fille qui n’a jamais connue un homme. Tambonou revint avec une fille qui ne portait rien ; celle qui ne connait même pas les secrets de la nudité. On lui demanda de pétrir du sable et d’en faire trois tas ; ce qu’elle fit sans hésiter. Lorsqu’elle a fini de faire les trois tas, sa mère sortit et dit : « nous savons tous que le nombre correspondant aux femmes est quatre. Ne donne pas la mort à ma fille. Il lui faut faire un quatrième tas. » Le fils de Worogo le lui accorda. Quand elle eut fini de faire le tas, le fils entra dans le trou et demanda le corps de Worou. Une fois le corps dans le trou, il prit les quatre tas qu’il repartit autour du corps de Worou : une, sous la tête, une autre sous le pied et les deux autres autour des côtes. Quand il termina ses cérémonies à l’intérieur, il sortit et demanda de renverser tout le reste du sable. Le trou était rempli. Andounian, L’enfant nangnango. 181 On acheta du bois pour trois cents francs, qu’on mit sur la tombe et on alluma le feu. Sur la tombe, le feu était à son comble. Tout le monde retint son souffle. On attendit. Les minutes s’égrenaient. Le nombre de minute que Worou faisait pour se montrer au public, était dépassé puis rien. A cela, trente minutes se sont ajoutées ; toujours rien. Worou avait un disciple avec qui il se déplaçait toujours. Voyant que son maître ne se montrait pas, il se leva et fit le tour de la tombe tout en sautillant sans succès. Il prit alors une pioche traditionnelle, creusa au milieu de la tombe en prononçant des incantations dans diverses langues. Tout cela fut vain. Worou ne se manifesta guère. Dépassé par les faits, le disciple enleva son chapeau, ses chaussures et alla s’incliner devant le fils de Worogo et devant les habitants de kaguigourou et demanda leur clémence. On creusa le trou, et on sortit le corps de Worou du trou comme une souris. A la vue du corps de Worou, nul ne pouvait se douter de ce qu’il aurait vu. Le fils de Worogo se plaça devant le corps sans vie et cracha trois fois sur lui. Aussitôt, Worou ouvrit les yeux et vit le fils de Worogo en face de lui. Le fils lui dit : « si je te laisse survivre tu me donneras trente mille francs. » En ces temps-là, trente mille francs CFA était une fortune. Worou haussa la tête en signe d’approbation. Le fils fit ce qu’il devrait faire et Worou revint totalement à la vie. Ce jour-là, Worou comprit qu’on ne peut pas être maître partout. « Quand tu te crois maître chez toi, ailleurs tu 182 Assan 1er Jumeau N’GOYE. seras apprenti, pensa Worou ». C’est par cette pensée de Guiguisigou que Soigui termina son récit. — Mais ce Worou, vit-il toujours ? demanda Andounian. — Ô mon fils ! s’exclama Dandagou, quand le pouvoir prend une place essentielle en l’homme, il l’aveugle et l’asservit. Worou Guiguisigou ou Banblémou comme d’aucuns l’appellent, a provoqué un roi, en organisant, parallèlement et dans le même temps, la gaani. Cet acte n’était rien d’autre qu’une provocation. En agissant ainsi, il se faisait roi. Or, deux rois ne gouvernent pas ensemble dans un même village. Banblémou menaça le roi de mort ce que le roi fit aussi. Le roi mourut en premier et Blanblémou suivit le lendemain. Ce sont là, mon cher enfant, les fins de Banblémou. Un grand ne meurt jamais seul. Et le roi comme Banblémou moururent en grand. XXII Après ce récit, l’enfant retrouva ses esprits et oublia un tant soit peu la parole du pasteur. Mais il était toujours préoccupé par la situation du village, surtout par le sens de son nom. Il n’hésita donc pas à demander à Garigui le vrai sens de son nom. — Bâ ! Pourquoi appelles-tu souvent mon nom avec tant d’inquiétude ? interrogea-t-il. — Mon enfant ! Andounian n’est pas ton nom, c’est un mot, un mot qui décrit à la fois une difficulté et une tristesse, une souffrance et un découragement. La vie est faite d’embuche pour celui qui s’y connait. Mais pour 184 Assan 1er Jumeau N’GOYE. l’autre, la vie n’est rien ; l’autre qui vit dans l’opulence et qui ne connait rien des difficultés de la vie. Celui qui n’a pas traversé l’existence, est insensible face aux plaintes des autres. En effet, c’est l’histoire de deux amis : la perdrix et le crocodile. Toutes les fois que les deux se trouvaient ensemble, la perdrix ne cessait de dire : andounian8 . Fatigué d’entendre toujours ce même discours, le crocodile demanda : « mais que signifie cet ‘’andounian’’ avec lequel tu m’importune toujours ? » La perdrix regarda son ami avec un air rempli d’inquiétude ; puis lui demanda : « veux-tu connaître andounian ? » Le crocodile approuva. Alors, la perdrix donna rendez-vous à son ami. La veille de leur rencard, la perdrix alla voir les chasseurs de la région, leur notifiant qu’il y avait de la viande pour eux demain et qu’en aucune façon, ils ne doivent laisser cette viande leur échapper. La perdrix venait ainsi de conclure un accord avec les chasseurs à l’insu de son ami. Le lendemain midi, comme prévu, le crocodile était là avant la perdrix. Le rendez-vous était donné au beau milieu 8-Ce terme signifie littéralement ‘’Le monde’’. On l’emploie souvent pour faire allusion aux différents changements tant négatifs que positifs liés à l’existence. Andounian, L’enfant nangnango. 185 des hautes herbes de la brousse. A quelques encablures, se trouvait une rivière. Lorsque la perdrix arriva, elle trouva son ami là. Après l’avoir salué, elle reprit son langage ésotérique qui décontenança le crocodile. « Est-ce là, ce dont tu parles toujours ? demanda t-il tout triste. Laisse-moi partir et ne m’en parle plus jamais ». Au moment où il se préparait pour retourner dans sa rivière, les chasseurs ont mis le feu du côté de la rivière, de sorte qu’il ne puisse pas s’en échapper en plongeant dans l’eau. Alors qu’il courrait de gauche à droit pour éviter le feu, les chasseurs se tenaient là et le nourrit de coups de gourdins pour l’obliger à s’enfoncer dans le feu. Voyant sa vie en jeu du côté des chasseurs, le crocodile n’eut d’autre choix que de s’enfoncer dans le feu. Pendant ce temps, la perdrix s’était déjà refugiée au sommet de l’arbre le plus haut de la forêt observant la scène. Au moment où le crocodile se précipitait pour enfin plonger dans la rivière, un dernier chasseur réussit à lui envoyer un véritable coup sec. Mais il réussit quand même à plonger dans l’eau. Le lendemain matin, le crocodile était sorti des profondeurs de l’eau pour sécher ses plaies au soleil. C’est alors qu’apparaît son amie. Et comme à son habitude, elle se mit à crier : « andounian ! » A ces mots, le crocodile respira profondé- 186 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ment puis retourna tranquillement sous l’eau. Il comprit ce jour, que l’ombre existe, qu’il existe des gens qui traversent des difficultés, qui traversent l’existence et qu’en aucune façon on ne doit pas toujours rire à gorge déployée, mais prendre un instant pour prier en faveur de ceux qui pourraient se trouver dans des situations difficiles. — Les circonstances de ta naissance ne contredisent en rien le sens de ton nom. Et la situation que nous traversons demeure la grande énigme que nous tentons de résoudre depuis bientôt vingt et un ans. Une telle situation, dans ce village, nous n’en avons jamais connu auparavant. Tout allait bien jusqu’au jour où tout a basculé en un clin d’œil. Et depuis ce jour, rien de bon… conclut Garigui. — C’est justement la raison pour laquelle je demande à rencontrer le peuple, dit Andounian. — Oui, nous ferons ce que tu demandes, répondit Soigui.XXIII Le lendemain matin, tous les habitants de Temkpé étaient là attendant impatiemment l’arrivée du messager. « Soigui ! interpella Garigui, tu m’as dit de faire confiance à Andounian. Voici bientôt trente minutes que tout le monde l’attend. Que dirons-nous à tout ce beau monde s’il ne se présente pas ? — Ne t’inquiète pas mon frère… — Je suis déjà inquiet, coupa Garigui. — Je crois qu’il sera là. Je crois bien… dit Soigui tout bas. « Andounian ! Vient t’asseoir à côté de moi. » Interpella Dandagou, ignorant totalement l’orateur de cette réunion extraordinaire. Mais Andounian se 188 Assan 1er Jumeau N’GOYE. dirigea vers ses parents pour s’excuser de son retard. Garigui prit alors la parole et dit. — « Chers habitants de Temkpé ! Cela fait plusieurs années que je ne me suis plus adressé à vous solennellement. Notre terre Temkpé souffre depuis bientôt longtemps sans qu’on ne soit en mesure de trouver une solution. Nos efforts jusque-là, pour comprendre ce qui nous arrive, ont été vains. Ce matin, ce n’est pas moi qui veux vous parler mais plutôt un des nôtres. C’est notre fils Andounian qui a voulu cet assemblement. Je voudrais que nous l’écoutions attentivement. Ne regardons pas son âge ni sa situation, mais écoutons ensemble ce qu’il a à nous dire. Andounian ! nous t’écoutons ». L’enfant se leva et inclina légèrement sa tête vers le bas en signe de respect. Andounian prit la parole et s’adressait à ses parents, ses frères et sœurs avec toute la déférence possible. Il observa quelques minutes de silence, signe de l’importance et du sérieux de ce qu’il veut partager avec ses parents et paires. Après ce silence, qui laissait déjà les larmes aux yeux de quelques-uns, il s’adressa à eux en ces mots : — « Chers habitants de Temkpé ! Mes chers parents ; mes chers frères ; au nom de nos ancêtres, je vous salue. Je vous salue avec une profonde douleur et joie à la fois. C’est Andounian, L’enfant nangnango. 189 pour moi un très grand honneur de me tenir devant vous et m’adresser à vous solennellement. Nos pères ont toujours chanté l’unité de ce village ; aujourd’hui je vis cette unité. Nos pères ont bâti ce village dans l’unité. Ce qui fait ma joie, c’est justement que j’appartiens à ce village corps et âme. Autant que nous sommes, nous devrons être fiers d’appartenir à ce village. De la mort de mon père biologique jusqu’à ma naissance ; ou de la disparition de gentils hommes de ce village, dont je salue l’âme, j’ai toujours vu, la manifestation d’un peuple uni. Mes chers parents et frères, ce sont là des choses qui font la fierté de notre culture, de notre ethnie. Mais aujourd’hui je pleure non pas avec les yeux, mais avec mon cœur. Je pleure parce que les difficultés qui nous assiègent risquent de faire mourir ce que nous avons de plus cher. Je ne veux pas parler, en ce jour de l’unité, ni de l’honnêteté ou du courage. Je veux parler d’une situation qui nous accable depuis fort longtemps. Une situation qui a tourmenté nos parents. Une situation qui nous a tant traumatisés. Une situation qui nous a fait oublier l’idée du bonheur. Une situation qui nous dépasse en âge mais pas en intelligence. Car aucune situation ne saurait exister sans solution. Rien de ce qui existe, n’est audelà du pouvoir de l’homme. Ce qui nous 190 Assan 1er Jumeau N’GOYE. dépasse, c’est ce qui n’a pas existé. De ce qui est, il y a toujours une sortie. Mes chers parents, mes frères et sœurs, nous sommes malades par notre propre faute. Cette affirmation laissa des chuchotements au sein de l’assemblée. Notre erreur a coûté la vie à nos enfants, nos sœurs, nos frères, nos mamans et nos parents. Et bientôt elle nous coûtera la vie aussi si rien n’est fait. Et rien de ce que vous voyez ne sera plus. Il est temps de nous repentir, de réparer ce que nous avons détruit. La terre de Temkpé, nous le savons tous, nous a donné la vie. Elle a nourri nos aïeux, nos pères ; elle a nourri, aussi bien les autochtones que les étrangers. Nous avons jouit pleinement de cette excellente terre. Mais en retour, de quoi a-t-elle bénéficié de nous ? Il observa un silence ; et tous le regardaient sans dire mot. Elle a bénéficié d’une chose : la destruction. Un jour mon papa Garigui m’a raconté l’histoire des époques glorieuses de Temkpé. Une époque où les enfants ne se préoccupaient ni de quoi boire, ni de quoi manger lorsqu’ils étaient dans la brousse avec les troupeaux. Car, me disait-il, la nature leur fournissait l’eau, les fruits et les herbes gratuitement. Ils pouvaient même passer deux jours dans la brousse sans s’inquiéter de l’essentiel de la vie. Mais aujourd’hui, lorsque nous quittons Andounian, L’enfant nangnango. 191 la maison avec les bœufs, chargé de bidon de bouillie et d’eau, nous revenons à midi, avant de repartir de nouveau. La même situation s’est répétée et est devenue une règle. Quand la routine devient la règle, bienvenu le retard dans le développement. La chaleur nous transperce les os, le soleil nous brûle et la température qui se dégage de la terre a fait fuir les eaux, de sorte que les deux sont devenues ennemies. Et quand le soleil et la terre s’unissent pour faire la guerre à l’eau, les résultats sont fâcheux. Nos bœufs ne mangent plus convenablement ; nos vivres ne donnent plus ; et la pluie qui devrait nous venir en aide, nous abandonne. L’heure est grave. Mais qu’est-ce qui justifie cette malheureuse situation ? Rien, si ce n’est que le coton… — Le coton ? Qu’est-ce que le coton a fait ? Interrogea gravement El Hadj Doga, l’un des meilleurs producteurs du coton de Temkpé. Le coton, c’est tout ce que nous avons de plus cher ici à Temkpé. Et rien au monde ne peut nous empêcher de le produire. Grâce au coton, nous faisons tout. Nous marions nos enfants grâce à la culture du coton. Nous célébrons les naissances et les décès grâce à la production cotonnière. Si nos enfants sont instruits, c’est grâce au coton. Et toi, tu oses affirmer que la source 192 Assan 1er Jumeau N’GOYE. de nos maux est le coton. Si cet enfant n’a rien d’autre à dire que ça, qu’il disparaisse de notre vue. — Je comprends bien ta préoccupation mon cher papa. Mais je voudrais que tu nous dises le nombre de tonnes que tu produisais quelques années avant. — Je produisais jusqu’à dix tonnes. Répondit-il après un long soupir tout comme pour dire : « je veux revivre ces moments ». — Et aujourd’hui ? demanda derechef Andounian. — A peine je suis dans les trois ou quatre tonnes. — Cher papa ! As-tu cherché au moins à savoir ce qui en est la cause ? — C’est difficile à expliquer, parce qu’on n’a pas compris ce qui nous est arrivé. — Justement que vous ne savez pas. Et c’est là la difficulté. Car si vous le saviez, cette réunion n’aura pas lieu. Chers habitants, entre la culture du coton et celle du maïs ou de n’importe qu’elle autre culture, laquelle prend du temps ? — Le coton. Répondirent-ils unanimement. Andounian, L’enfant nangnango. 193 — Le coton nécessite un entretien plus difficile que tout le reste. Il est, en plus, celui qui nous retient le plus. Nous le semons et re-semons. Nous le sarclons au-delà de trois. En plus, on le caresse d’engrais plus que les autres. Surtout, et ce qui est plus dangereux, nous le traitons d’insecticides plusieurs fois. Je ne vais pas me mettre à citer ici les dégâts que ces produits nous ont causés. Vous craignez tous le produit plus qu’un fusil braqué sur vous. Combien de personne ne sont-ils pas morts ici à Tempkpé suite à l’usage de ces produits ? La cruauté de certains les poussent à verser le produit dans la rivière. Après cet acte, le spectacle n’est pas à désirer. Aujourd’hui, ces poisons n’existent plus, parce qu’il n’y a plus de pluie. Mes chers parents, si vous voudrez m’écouter aujourd’hui, nous trouverons la solution à notre situation. Depuis que la culture du coton est devenue une compétition, depuis ce jour, nos problèmes ont commencé. Ce problème a commencé sans qu’on ne s’en rende compte. Aujourd’hui que la situation est à son comble, nous voilà. Nous avons dégradé nos sols, détruit nos arbres et fait fuir les animaux par notre simple avidité, par notre égoïsme. Nous avons oublié que la terre n’augmente pas d’étendue, qu’elle demeure telle. Le nombre d’espace que nous 194 Assan 1er Jumeau N’GOYE. avons occupé, est assez suffisant pour qu’on subisse, ce que nous subissons. Quelle que soit la quantité de terreaux que vous allez mettre, la terre ne répondra pas. Le seul terreau dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de rendre à la terre, ce que nous lui avons volé. — Comment cela sera-t-il possible ? demanda El Hadj Doga. — Il nous faut des arbres, répondit Andounian. — Des arbres ! mais il y en a des arbres, réagit Tabé. Il regarda tout autour de lui et ne vit que le seul manguier sous lequel ils tenaient la réunion. Il s’assit promptement. — Le coton peut régler nos problèmes mais pas ceux de nos enfants. D’ailleurs, la situation que nous traversons fait foi. Abandonnons-le pour autre chose. Pour ce qui, non seulement peut nous nourrir, mais aussi et surtout protéger notre chère terre de Temkpé. En agissant ainsi, nous nous sauverons et nous sauverons nos enfants. — Que devrons-nous faire ?... Demanda quelqu’un. — Si mes parents le veulent, qu’on ordonne partout, aussi bien à Temkpé que dans les Andounian, L’enfant nangnango. 195 environs, la plantation. Qu’on plante partout, selon la préférence de chacun, du manguier, de l’anacardier, du goyavier, de l’oranger, qu’on plante des arbres capable de porter du fruit. Ensuite nous laisserons quelques places pour nos vivres. Quelques places pour les arachidiers, le sorgho, le maïs, le soja, la patate douce, le manioc et bien d’autres. Qu’on interdise la culture du coton pour l’heure. Elle deviendra par la suite un luxe. Chers habitants de Temkpé, si nous voulons sauver Temkpé, voilà ce qu’il nous faut faire. Mes chers parents Garigui et Soigui, ainsi prend fin ce pour quoi j’ai demandé à voir le peuple. Après le discours de l’enfant, Garigui prend la parole et salua la patience de tous. Puis, comme cela est de son habitude, demanda l’avis du peuple suite à ce qui vient d’être dit. Après quelques brouhaha, une voix s’élève et dit : « Nous ferons comme il l’a dit. » Plusieurs autres voix suivirent. Tout le village se mit d’accord pour l’expérience, avec à sa tête El Hadj Doga. XXIV Partout dans les villages, l’on s’attela à une variété de plantations. On planta partout, jusque dans les maisons. Bientôt, l’aspect de Temkpé changea. On n’aperçut plus les cases et les maisons ; on ne voyait que des arbres. Désormais à Temkpé on ne voit qu’une seule couleur : le vert. La terre de Temkpé était devenue verte. Mais un problème se pose : « Que faire de tout ceci ? » Se demandaient les uns aux autres. Car il y avait des fruits en abondance, tellement que l’on commença par se plaindre. La gestion devenait difficile. Gorigui et Soigui ne restèrent pas à la marge. Ils usèrent de leur influence à l’extérieur pour implanter à Temkpé deux usines : une usine pour transformer les mangues en jus et une pour transformer les noix d’acajou. Le changement radical que cela produisit 198 Assan 1er Jumeau N’GOYE. à Temkpé se fit entendre partout sur la terre. Tous ces changements faisaient revivre de temps en temps la mémoire d’Andounian. Le village le pleura pendant un an avant de se lancer dans le projet qu’il a laissé. « Les grands hommes ne sont pas faits pour durer, avait dit Garigui le jour de sa mort » Temkpé a désormais retrouvé ce qu’il avait perdu. Les habitants de Temkpé comprirent depuis ce jour, que l’immortalité pouvait exister quelque part. Dans un endroit où l’environnement est sain ; où l’homme voit la nature comme lui-même ; où son seul but est de voir la nature toujours verte ; de lire à travers les animaux un sourire qui prédit une vie heureuse et paisible. Ils comprirent que l’homme ne pouvait vivre aussi longtemps que possible que dans un environnement sain. Ils comprirent que notre monde ne disparaitrait jamais tant qu’il retrouve le sourire des premiers temps. Ils comprirent que l’homme ne peut vivre en paix et en bonne santé que dans un environnement où la terre n’est pas dégradée ; où les arbres ne sont pas décimés ; où les animaux ne sont pas pris en proie tous les vingtquatre heures ; où l’avidité de dominer les autres et la cupidité, principes des vaines gloires, n’existe pas. Ils comprirent que la seule vraie gloire réside dans la capacité qu’a l’homme à être en paix avec luimême, avec les autres et surtout avec la nature. Ils comprirent que la seule et vraie religion est celle qui tourne son regard vers la nature. Celle qui cherche Andounian, L’enfant nangnango. 199 le bien-être de toute chose : de l’homme, jusqu’au dernier des cailloux. Ils comprirent que pour mieux vivre, il fallait renoncer à soi, à la science destructrice, à la religion fanatique et belliqueuse, à l’humanisme. Car de l’amour de soi, nait le mépris de l’autre. De la science, nait le désir qui engendre les troubles ; devenues matures, les troubles suscitent la peur ; et la peur grandissante, sème la guerre, qui à son tour encourage la science qui détruit l’humanité et la ramène à son seul pouvoir. De la religion, survient le fanatisme, la diversité, les controverses. Elle maintien l’âme captive par des sermons, des rites et bien d’autres. Elle prétend préserver le salut de l’âme, mais favorise la destruction de ce qui maintien l’âme en vie. De l’humanisme, nait l’orgueil et la domination. L’humanisme ramène tout à l’homme et rien n’a de valeur que l’homme : c’est l’origine de tous les maux. A Temkpé, règne la paix, la joie, le bonheur. On ne distingue plus les hommes des femmes, ni les femmes des enfants. Nul n’a de propriété absolument privé et nul ne veut en posséder. A Temkpé, pas de science, pas de Religion qui divise, pas d’humanisme, pas de cupidité. La seule science qui demeure, c’est le jardinage ; et la seule religion existante, est l’animisme. C’est ainsi que le village de Temkpé retrouva une tranquillité et une paix qu’aucune science, qu’aucune religion ne peut offrir. C’est ce que Temkpé a retrouvé ; et il faut que le monde le retrouve. Nous aimons la nature et tout 200 Assan 1er Jumeau N’GOYE. ce qu’elle contient. Vivons longtemps, sauvons la nature. En mémoire d’Andounian, l’on changea le nom du village…

Achevé d’imprimer à Cotonou en septembre 2020 Dépot légal: N° 12380 du 21/08/2020 3ème trimestre Bibliothèque Nationale ISBN: 978-99982-959-0-2 Editions Plumes Soleil cél: 97-76-19-82/ 94-90-34-17 mail: collectionplumessoleil@yahoo.fr Distribution 9452730